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l’homme et la terre. — milieux telluriques

dans l’ensemble du cours par la longueur du lit, la régularité du flot, l’uniformité des rivages et le mur sombre de la forêt lointaine ou « cyprière », ont quelque peine à ne pas faire de cette masse liquide, descendant avec une irrésistible puissance, l’axe central de tout le monde habitable. Et si des hommes de pensée et de force intellectuelle ne peuvent triompher de ces impressions durables, comment s’étonner de la prise que peut avoir sur l’imagination de riverains vaguement policés un fleuve comme l’immense courant des Amazones, si long, si large, si puissant qu’il coupe en deux, comme un équateur visible, toute l’Amérique méridionale ? Naguère, les Tapuyos amazoniens ne pouvaient se figurer qu’une résidence humaine fût placée ailleurs que sur l’une ou l’autre rive du fleuve.

Les ouvrages des premiers explorateurs, Spix, Martius, Bates, Wallace, sont remplis des remarques les plus bizarres faites par leurs bateliers : rien de ce qu’on leur disait de la nature des autres pays ne pouvait cadrer avec leur compréhension des choses. Les Egyptiens d’il y a six mille ans concevaient le monde à l’instar de leur vallée nilotique, c’est-à-dire comme une longue fissure, occupée dans un axe par un fleuve et bordée de déserts et de montagnes[1].

Au bord des eaux toujours en mouvement des « chemins qui marchent  », la navigation était pour ainsi dire découverte d’avance : un tronc d’arbre passant au fil de l’eau, cela ne suffisait-il pas déjà pour attirer les enfants qui s’ébaudissaient près de la rive ? Les oiseaux pêcheurs, parfois même un animal sylvestre, ne profitaient-ils pas de ce véhicule naturel ? De même, entraîné malgré lui par la crue soudaine des fleuves, l’homme a dû souvent voyager sur le courant des eaux, transporté sur quelque île flottante de terrains ou d’arbres enchevêtrés, ou même en sa propre demeure soulevée par le flot montant.

La force de la nécessité devint ainsi l’éducatrice du sauvage : le radeau que lui avait fourni la nature et sur lequel il était associé par la frayeur aux autres animaux de la savane ou de la forêt resta dans sa mémoire, et il put l’imiter sans danger dès que l’onde devint propice. Et lorsqu’un arbre flotté, peut-être creusé d’un côté par la carie du bois, se trouva constituer naturellement un bachot bien stable sur l’eau et ne roulant point au hasard du courant, ne fut-ce

  1. Bonola, Bulletin de la Société Khédiviale de Géographie, 1896, n° 10.