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l’homme et la terre. — milieux telluriques

s’étale aux pieds des chutes. Là où la dénivellation du courant est trop forte, ils utilisent les crevasses de rocher, les lianes entrelacées sur le rivage, les pentes naturelles des berges, les plages sableuses, pour faire glisser leur bateau de l’amont à l’aval.

Plus bas, dans le grand fleuve devenu mer en mouvement, ils apprennent à fuir les tempêtes en se réfugiant au milieu des traînées d’herbes ou cannarana, qui amortissent les vagues ; ils apprennent aussi à résister au vent les repoussant vers l’amont, et attachent leur barque à un tronc d’arbre flottant qui plonge à plusieurs mètres de profondeur dans le courant et continue de cheminer d’un mouvement toujours égal.

A la remonte du fleuve, qui dure des mois et des mois, ils savent utiliser les vents alizés soufflant en sens inverse du courant, et les ramures latérales qui, lors des crues, s’emplissent à contre-flot. En de pareils voyages, les bateliers ne gagnent pas seulement en force et adresse, ils apprennent aussi les industries locales, s’habituent à parler des langues diverses, rapportent dans leurs familles des connaissances et des enseignements de toute nature. Mais ils ignorent les espaces que l’on pourrait parcourir à pied, entre les cours fluviaux ; c’est par d’autres peuples ou bien par leurs propres explorations que les géographes blancs ont appris l’existence de « savanes » ou « campos » libres de végétation forestière dans l’immense enclos du territoire amazonien[1].

Initiateur de la navigation et, par la navigation, de l’enseignement mutuel, le fleuve fut aussi le premier agent naturel pour enseigner l’agriculture, presque sans effort d’initiative de la part du riverain. Dans ses travaux d’érosion et de dépôt, dans le remaniement incessant des terres alluviales, le cours d’eau n’apporte pas seulement le sol nourricier, il apporte aussi des racines, des graines, des fragments de plantes qui poussent rapidement dans le sol nouveau, et que l’indigène examine avec intérêt à cause de leur étrangeté. Si la plante lui convient, si elle fournit de la nourriture à lui et aux animaux amis, chaque nouvelle inondation lui permettra d’imiter la nature : il ramassera peut-être les graines, les racines encore flottantes, et les confiera au limon vierge que dépose la vague. Certainement ce travail, pour

  1. Spix et Martius ; Gibbon ; Herndon ; Bates ; Wallace ; H. et O. Coudreau, etc.