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la mer et ses riverains

la forme et le contour des rivages, les latitudes, le régime des vents et des courants, la mer est gracieuse ou terrible, câline ou formidable, mais elle apparaît toujours vivante, agissante, passionnée, douée, semble-t-il, d’une volonté à la fois collective et multiple, dans son ensemble et dans chacune de ses vagues, dans chaque brisant, chaque flocon d’écume.

Toutes nos légendes, toutes nos littératures, depuis l’Odyssée célébrant la vie puissante et redoutable de l’Océan « aux mille voix », nous parlent de lui, mais les marins en sentent bien autrement la grandeur. N’ayant pas simplement, comme les terriens, à en goûter les jouissances esthétiques, ils vivent de la mer et par elle : c’est leur génitrice, leur compagne, souvent aussi leur meurtrière ; ils l’aiment, ils l’adorent, mais ils se sentent aussi fascinés, ensorcelés, terrorisés par la vue des eaux, et combien se disent, en les regardant, qu’ils y dormiront un jour en une couche d’algues ou de sables ! La constante impression donne du sérieux à l’existence : le matelot garde toujours en son œil placide comme un reflet de la mort qu’il a tant de fois bravée.

Le grand contraste des milieux — campagnes de l’intérieur et rivages marins — détermine une singulière opposition entre les gens de terre et les gens de mer. De l’une à l’autre ambiance, tout a changé, la nature et les individus avec elle. Il faut déjà faire partie d’une humanité très avancée pour embrasser en son esprit et fondre dans une plus haute unité les impressions si différentes et les idées si souvent contradictoires que ressentent et que professent les gens de la terre ferme et ceux de la côte ébranlée par le flot : partout, aux origines, se montre comme un dédoublement entre les deux groupes de populations maintenant unis dans l’ensemble mondial. « L’histoire s’est agrandie par degrés avec la grandeur des mers »[1] et devient une lorsque tous les bassins maritimes se sont unis dans l’immense Océan.

Une marche de guerre, souvent déplacée par les incursions et les conquêtes, séparait les ennemis. Etablis sur des îles ou des péninsules, les âpres maritimes voulaient garder pour eux leurs pêcheries de poissons, de coquillages, peut-être de coraux, d’ambre, de perles, et se fournissaient par le trafic des objets précieux avec les pays lointains.

  1. Ratzel, Anthropogeographie, I, p. 273 ; — La Réveillère, Conquête de l’Océan.