Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/240

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l’homme et la terre. — peuples attardés

Déjà l’homme isolé s’excite au travail et s’enivre par le son mesuré, régulier de son outil ; même le bruit léger, presque imperceptible que font les aiguilles à tricoter et jusqu’au mouvement d’un objet silencieux, mais brillant, suffisent pour donner de l’animation au travail, pour en faire une fonction normale de la vie.

Combien plus grand est l’effet du rythme, quand plusieurs personnes, unies pour une besogne solidaire, ajoutent au bruit mesuré les sons de leurs instruments de travail. Alors, nul parmi les ouvriers ne peut se soustraire à l’effort commun ; les muscles se rendent par l’appel même de la cadence ; on travaille ensemble et l’on ne peut se reposer qu’ensemble. Les paveurs accordent toujours les alternances de leurs pilons de fer ou de bois, et c’est par une assimilation des plus naturelles qu’ils leur donnent le nom de « demoiselles » comme s’ils se balançaient avec de belles filles sur le pavé retentissant. Et les batteurs en grange, que bientôt on n’entendra plus, même dans les coins les plus écartés de l’Europe, n’avaient-ils pas imaginé, dans la succession de leurs coups de fléau, toujours trois par trois, un accord des plus doux à l’oreille, se mariant admirablement avec tous les autres bruits de la nature, et, surtout dans le Midi, avec le chant des cigales ?

Sur les rivières, sur l’Océan, les rameurs plongent leurs avirons et les retirent de l’eau en un parfait ensemble, réglé par les mouvements de celui qui tient la barre, et, sur les navires, les haleurs de câbles, les vireurs de cabestan unissent l’effet harmonique des voix à l’effort solidaire des muscles pour doubler leur force collective. Les cris, les soupirs, les sons brefs et les notes filées alternent et se succèdent harmonieusement, parfois se développent même en véritables chants. Actuellement, les cultivateurs de la terre, en Orient, bêchent ou piochent le sol par bandes et se servent de leur outil suivant une mesure que réglaient autrefois la flûte et le tambour, le chant ou la danse d’une jeune fille, dans les époques de liberté joyeuse, ou bien le fouet, le bâton, la courbache, aux âges des oppressions assyriennes ou pharaoniques.

Enfin, on mesure la marche du soldat par la chute du pas, le balancement du corps, le jeu alternatif des muscles : c’est un proverbe militaire souvent mis à l’épreuve, que les soldats gagnent les batailles non par leurs armes, mais par leurs jambes. On sait aussi que les animaux porteurs de sonnailles sont beaucoup plus résistants