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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

le fouette au passage, la ronce qui le déchire, la baie amère qui trompe son désir.

Chaque impression, agréable ou désagréable, suscite aussitôt plaisir ou haine ; il se sent rattaché à tout son milieu par un flot de sentiments qui l’entretiennent dans une constante illusion religieuse relativement au monde extérieur. Sous sa forme rudimentaire, très facile à observer chez les animaux et chez les enfants qui battent ou lacèrent furieusement le brimborion dont ils se plaignent, cet animisme paraît ridicule à ceux qui voient parfaitement le rapport de cause à effet entre la pierre indifférente et la main hostile qui la lança ; mais la conception erronée de la vie universelle continue de se retrouver jusqu’à nos jours dans les idées morales et dans l’histoire religieuse.

C’est que les mille accidents de la vie journalière sont, pour la plupart, d’une genèse difficile à comprendre, la connaissance des phénomènes n’étant encore révélée que dans notre tout proche horizon ; et cependant le besoin de tout expliquer agissant nécessairement sous une forme au moins rudimentaire, l’homme primitif se sent tout naturellement porté à chercher dans les objets immédiats de son entourage les causes mystérieuses des événements qui le surprennent. Dans l’immense théâtre de la vie, chaque être lui semble avoir un rôle spécial d’utilité ou de dommage pour sa propre personne, « centre de l’univers  » ; chacun lui paraît habité par un esprit favorable ou défavorable : chaque fontaine a sa naïade, chaque arbre sa dryade ; tout est merveilleusement animé et devient fétiche, jusqu’au caillou, jusqu’au brin d’herbe. Tout recèle une âme, qui sommeille peut-être, mais qu’il est facile de réveiller ou qui se réveille elle-même. C’est l’âge du pandémonisme, d’où le panthéisme devait surgir plus tard[1].

L’homme, environné par les esprits [comme par une nuée infinie de moucherons, passe donc son existence à s’entretenir avec eux, proférant d’un côté des objurgations, de l’autre des actions de grâce.

Se croyant le noyau initial du monde, le sauvage doit s’imaginer que tous les phénomènes de la nature s’accomplissent pour lui, se liguent pour l’épouvanter ou s’animent pour faire sa joie. « Cela n’arrive qu’à moi ! » s’écrie encore le sauvage de la forêt comme le bourgeois de Paris. Alternativement, et parfois dans l’intervalle de quelques ins-

  1. Elie Reclus, Notes manuscrites.