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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

par une sélection naturelle : les hommes d’une intelligence exceptionnelle ou d’une grande expérience, de même que les rusés compères, les meilleurs et les pires, devaient acquérir un ascendant considérable, grâce aux explications vraies ou plausibles qu’ils avaient su donner des prodiges de la vie et aux conseils qu’ils avaient distribués en temps opportun.

Jusque-là leur influence était légitime ; mais rien ne déprave comme le succès, et leur considération même devait les entraîner à d’hypocrites prétentions de savoir. La magie devint un métier, soit pour guérir l’homme des maladies physiques, soit pour écarter de lui le mauvais sort jeté par d’autres sorciers ou par les génies, et ce métier fut rétribué, car sans présent au dieu et à son interprète, il n’y a point de salut. La part de science vraie, mêlée à la prétendue science, grâce à laquelle ils pouvaient attirer la faveur des divinités d’en haut et conjurer la haine des « puissances de l’air », eut ses maîtres et ses disciples : des sociétés formées avec périodes de noviciat et degrés d’initiation se constituèrent, et peu à peu s’établit ainsi dans chaque tribu un groupe de privilégiés, d’autant plus redoutables qu’ils mêlaient à leurs fourberies conscientes ou inconscientes plus de connaissance réelle des faits. Le medicus latin conjurait la maladie par ses imprécations[1]. Le sorcier algonquin consulte les animaux du totem, en s’entourant de tortues, de cygnes, de corneilles, de pies (Schoolcraft) ; d’autres se cachent pour s’entretenir directement avec le Dieu du Ciel.

Cette institution d’une société supérieure, s’imaginant ou prétendant connaître les choses de l’au delà, livra les peuplades et les nations au régime de la terreur incessante, car il était inévitable que la caste, subdivisée en confréries secondaires, spéculât, même inconsciemment, sur la crédulité des naïfs ou leur effroi de la mort et de l’inconnu pour augmenter sa puissance et sa richesse. Devenue l’intermédiaire entre les hommes et les esprits, elle avait devoir et intérêt à représenter ceux-ci comme très méchants afin de faire apprécier leur intervention à un taux d’autant plus élevé. « Le grand Kalite », disent les sorciers de Palaos en parlant du génie qui gouverne les insulaires, « le grand Kalite aime à manger les hommes »[2]. Se plaire à verser le sang, c’est

  1. Pictet, Aryas, tome II, pp. 644-645.
  2. Miklukho-Maklay, Bulletin de la Société de Géographie russe, 1878.