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l’homme et la terre. — divisions et rythme de l’histoire

Sans parler des récits bibliques, reconnus par tous comme des mythes, mais encore racontés dans les écoles sous la même forme que des événements véritables, n’est-il pas vrai que l’enseignement de l’histoire a gardé son caractère autoritaire et despotique ? Les personnages dominants, ceux devant lesquels on fait défiler les siècles, sont les hommes funestes qui suscitèrent la haine entre les peuples et cherchèrent leur gloire dans le choc et l’écrasement des armées : Sesostris, ce bellâtre qui vécut pour se faire sculpter en colosse devant tous les temples, ce fanfaron qui fit graver ses exploits, vrais ou controuvés, sur toutes les parois[1] ; Alexandre le Macédonien, barbare qui triompha des Perses grâce au génie de la Grèce, et qui mit son orgueil à se faire apothéoser en dieu d’Asie[2] ; César, qui représentait à Rome la démocratie victorieuse, et qui, en la couronnant, la priva désormais de toute liberté ; Napoléon, « la Révolution bottée, éperonnée », qui légua un siècle de vengeance aux nations vaincues.

Purifier l’histoire de l’influence exercée par ces incubes est donc la tâche par excellence des écrivains qui se placent à un point de vue vraiment humain, supérieur à toutes les haines de races, de nations et de partis. Des hommes d’étude en grand nombre se sont voués à cette œuvre, et, grâce à eux, l’histoire change d’âme pour ainsi dire. Elle se renouvelle par le sens moderne, infiniment plus large, qu’elle donne à son enseignement. Elle ne s’attache ni a un seul peuple, comme l’Histoire prétendue universelle de Bossuet, ni à une seule classe, comme la plupart des ouvrages placés encore entre les mains des enfants et des jeunes hommes. Etudiant l’humanité tout entière dans sa masse profonde, comparant le développement successif, parallèle ou entrecroisé des peuples, avec leurs mythes, leurs intérêts, leurs passions, elle refait le monde en vue du bien de tous. De même que l’homme fit jadis ses dieux à son image, l’historien reconstruit notre expérience en dégageant de la multitude indistincte des faits l’idéal qui de tout temps nous dirigea, mais inconsciemment jusqu’à une époque récente. L’échafaudage des faits généraux qui servit aux historiens d’autrefois nous est resté, et même il s’agrandit constamment par les apports des chercheurs ; l’édifice lui-même se rebâtit en des proportions plus amples, suivant un autre plan, avec une ordon-

  1. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  2. J. Michelet, La Bible de l’Humanité.