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isolement du caucase occidental

« trois cents peuples » se rencontraient parfois sur le marché de Dioscurias, la Sukhum-Raleh actuelle. Le géographe grec, protestant contre cette exagération, évalue cependant à soixante-dix le nombre des populations diverses à langues distinctes dont les représentants échangeaient leurs denrées dans la ville des Dioscures : ces renseignements précis, Strabon les devait sans doute à Moapherne, l’oncle paternel de sa mère, qui avait été gouverneur de la Colchide (liv. XI, ch. ii, p. 18), et l’on peut d’autant mieux croire à leur vérité approximative que, pour la seule Transcaucasie, le recensement de 1891 énumère soixante-six peuples différents, et que l’on en compte un peu plus de quatre-vingts pour l’ensemble du Caucase. Il y a donc coïncidence, à dix-huit cents ans d’intervalle, entre le dire de Strabon et les relevés précis fournis de nos jours par les ethnologistes et les statisticiens ; l’histoire témoigne que, malgré les migrations et les déplacements, le fonds ethnique est resté le même : plusieurs peuplades, tels les Svanes, sont cantonnées immuablement dans la citadelle de montagnes qu’habitaient leurs aïeux. D’ailleurs Strabon donne de cette prodigieuse variété des Caucasiens une explication tout à fait erronée, absurde plutôt : « Il faudrait l’attribuer, dit-il, à la vie errante que mènent ces peuples » ; c’est tout le contraire. Cette variété provient de la semi-fermeture des vallées caucasiennes dans lesquelles les tribus sont forcément isolées : elles ne peuvent entremêler leurs vies, et ne se connaissent que par les rencontres des marchands en des lieux de foire lointains.

Ainsi divisée en domaines nombreux, la Caucasie ne pouvait constituer un empire, un état homogène : tout au plus des pillards descendus de la montagne dominaient-ils temporairement les populations terrorisées des plaines adjacentes, ou bien des conquérants de la campagne ouverte pénétraient-ils dans quelque vallée tributaire ; mais les facilités de la défense et les difficultés de l’attaque, jointes à la presqu’impossibilité des transports, devaient maintenir pendant des siècles l’équilibre premier des nombreuses petites nationalités juxtaposées. C’est du dehors qu’arrivaient fatalement les conquérants, et ils n’ont pu se maintenir qu’à une époque où les plaines du nord, occupées par une population très considérable, lui fournissaient, par l’industrie et la richesse, une énorme puissance d’attaque. Ces conditions n’ont été remplies que pendant le courant du