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l’homme et la terre. — milieux telluriques

étant bonne, il leur arrivait aussi de se vendre temporairement pour guerroyer. Tels les Suisses du moyen âge : tuer, piller était devenu leur fonction sociale.

On vante le courage des montagnards, autre conséquence du milieu qu’ils habitent et de leur genre de vie. Restés libres et frères dans leur étroit domaine, grâce au mur de défense qui les protège, ces gens des hauts alpages peuvent s’imaginer, par une illusion naturelle à tout homme, que les privilèges de milieu sont dus à leur vertu propre, et ils tiennent en médiocre estime la foule asservie, pullulant au-dessous d’eux dans la plaine. Chacune de leurs vallées constitue une petite république, souvent alliée en fédération avec les vallées des alentours et formant ainsi un monde inattaquable aussi longtemps que dure l’union contre l’ennemi d’en bas.

Avant la construction des routes, les montagnards pouvaient se garer de toute agression, grâce à leurs cachettes naturelles, au labyrinthe de leurs cirques et de leurs vallons, à leurs âpres rochers, dont seuls ils connaissaient les fissures d’escalade. Les forteresses naturelles des monts leur suffisaient sans qu’ils eussent besoin d’avoir recours à l’art vil des remparts. Ainsi s’explique le maintien des communautés indépendantes au milieu des grands États politiques. Les Guanches de Gran-Canaria, cachés dans leurs trous de rochers, se sont longtemps défendus contre les traqueurs espagnols. Les Abor et les autres Himalayens de l’est, protégés non seulement par leurs rochers, mais aussi par les averses qui ruissellent sur leurs montagnes pendant la période de la mousson, n’ont point encore de maîtres, quoique les Anglais soient la nation conquérante à laquelle ils ont affaire.

Il n’est pas de région montagneuse, Pyrénées, Alpes, Balkans, Caucase, Himalaya, Kuenlun, Cordillère des Andes, qui, dans son histoire moderne ou même présente, ne montre des exemples de sociétés distinctes, s’étant constituées en républiques, indépendantes des groupements politiques de la plaine inférieure. La position de Lhassa dans le pays des Grandes Neiges, par delà la double rangée de l’Himalaya et du Trans-Himalaya, en a fait l’une des dernières villes qu’une expédition militaire ait profanées.

Très forts pour la défense, lorsqu’ils n’ont pas été énervés par le monachisme, comme le sont les Tibétains, les montagnards se montrent d’ordinaire très faibles pour l’attaque : relativement peu