Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
81
forêts et forestiers

perpétuer son idiome[1]. Ce fait bizarre inspira prosateurs et poètes, et toute une littérature gravite autour de cet oiseau des Atures. Mais ce qu’on a vu surtout dans cette histoire, c’est la mélancolie des choses, la cruelle ironie de la destinée, faisant d’un volatile sans pensée le seul héritier du génie et de la vie morale d’un peuple. Il faut y voir aussi le sort fatal de tous ceux qui, se laissant isoler, et qui, vivant à part sans s’aider les uns les autres, se trouvent à la merci des événements. D’avance, ils sont voués à la mort ou à la servitude. Non seulement les isolés ont tout à craindre du destin, à cause de leur petit nombre et du manque de cohésion, mais ils sont inhabiles à se modifier, leur vie à l’écart les rendant absolument conservateurs.

C’est parmi les forestiers que l’on trouve les individus représentant les types les plus anciens par la forme du corps et par la conception des choses. Les populations naines de l’Afrique et de l’Insulinde ne subsistent que dans les forêts les plus épaisses : leur vie même est liée d’une façon absolue à la durée de la selve primitive. Et combien peu les idées doivent-elles changer en ce milieu où d’autres hommes ne pénètrent guère !

Même dans l’Europe civilisée, quadrillée dans tous les sens par tant de chemins, les bûcherons, les charbonniers, les résiniers, qui campent sous les futaies, sont toujours les gardiens fidèles des traditions du vieux temps, des contes et des poèmes que les gens de la campagne ouverte ont depuis longtemps oubliés. Ils sont aussi les mainteneurs des antiques libertés : les sabotiers de Lyons, les bûcherons de la Chaux, les bouchonniers de la Garde-Freinet furent toujours, même avant la République, des républicains fervents. S’ils ne constituent point de peuplades indépendantes, il leur suffit de vivre presque complètement à l’écart des villageois et des citadins du voisinage pour qu’ils conservent un mode de penser beaucoup plus antique. Des catholiques ardents, que le doute envahit malgré eux, célèbrent avec envie l’inébranlable « foi du charbonnier ». Quelles que soient les causes géographiques de leur isolement, les familles ou les tribus laissées en dehors de l’humanité toujours active

  1. Alex, de Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales.