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l’homme et la terre. — égypte

cole de l’Egypte ; la sollicitude des laboureurs, qui, pour la prospérité de leurs cultures, dépendaient absolument de la montée des eaux fluviales, les avait disposés à écouter l’avis des sages ou de ceux que leur vieillesse ou leur expérience pouvaient faire passer pour tels, et peu à peu naquit une caste de nouveaux parasites, les prêtres, qui se chargeaient de négocier avec les dieux la régularité des crues.

Les perspectives les plus lointaines de l’histoire nous montrent, sur les bords du Nil, un peuple gai, fort peu préoccupé des mystères de l’au delà ; Renan l’a remarqué : « On ne peut douter, dit-il en contemplant la statue du scribe connu sous le nom de Gheik-el-beled, qu’avant la période de royauté despotique et somptueuse, l’Egypte n’ait eu une époque de patriarcale liberté»[1]. Mais graduellement, la domination religieuse pesa davantage sur les populations, et les magiciens, qu’on avait eu le tort de consulter bénévolement aux premiers âges, en arrivèrent à dicter des ordres. Aidés par la crédulité publique, par la peur de l’inconnu, ils surent persuader aux rudes ouvriers des champs que leur travail ne suffit point, même aidé par celui des ingénieurs et des géomètres, qu’il faut aussi des invocations et des sacrifices au dieu des cataractes, à la divinité « bleue », ainsi nommée sans doute de la couleur de l’eau qu’elle épanchait à travers les rochers. Entre le peuple qui peine et le redoutable destin devaient s’interposer les prêtres. Un roc de l’île d’Elephantine, en face d’Assuan, porte une très curieuse inscription de l’époque grecque, rédigée par des scribes religieux comme la reproduction réelle d’une prière qu’aurait proférée un roi de la troisième dynastie, c’est-à-dire des temps vieux alors de cinq mille ans peut-être. D’après le texte de l’inscription, ce personnage s’adresse au dieu de la cataracte pour régler avec lui, moyennant la dîme annuelle sur les récoltes et les douanes, payée à ses trésoriers, les prêtres, une crue annuelle et régulière des eaux fécondantes. Le dieu s’engage formellement à ouvrir les portes de ses rapides ; mais la menace reste suspendue sur la tête des Egyptiens : si la dîme devait jamais manquer, la montée des eaux manquerait aussi. C’est pour cette raison que jadis, d’après une légende bien inventée pour les intérêts des prêtres, sept terribles années se seraient succédé sans que l’eau fluviale fût assez haute pour entrer dans les

  1. Mélanges d’Histoire et de Voyages, p. 44.