Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 2, Librairie Universelle, 1905.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
l’homme et la terre. — îles et rivages helléniques

par excellence, pour se développer en une puissante individualité politique et se créer un vaste empire d’exploitation commerciale. A cet égard, la fille dépassa la mère, Carthage fut plus grande que Tyr. Tenus d’abord en hôtes dans le pays des Libyens, il y a peut-être vingt-sept siècles, à une époque où les Grecs n’avaient pas encore de puissantes colonies dans la Méditerranée occidentale et où Rome n’existait pas, les colons phéniciens durent commencer par se faire très humbles, très petits comme il convient aux faibles, et la légende nous les montre d’abord implorant des propriétaires de la contrée la concession d’un simple pied de terre, de l’espace que pourrait couvrir une seule peau de bœuf ou que pourrait en circonscrire une mince lanière découpée dans cette peau ; un calembour involontaire, comme il en naît toujours entre peuples parlant des langues différentes, explique ainsi le nom de Byrsa, qui, en punique, n’a d’autre sens que celui de « Citadelle ».

Mais ces marins, partis de l’Orient lointain, étaient à la fois porteurs de marchandises précieuses, d’objets éclatants qui plaisaient aux peuples à demi barbares de la contrée, et d’une civilisation héréditaire qui les rendait de beaucoup supérieurs à leurs nouveaux voisins par les connaissances, l’ingénieux emploi des ressources de la nature et le funeste génie dans l’art de gouverner les hommes. De suppliants qu’ils avaient été, les Carthaginois devinrent bientôt des maîtres ; après avoir payé le tribut, ils se le firent rembourser, double et triple ; ils eurent bientôt dépassé les limites marquées par la prétendue « lanière » en peau de bœuf et conquis tout le pays environnant. Parmi tant de colonies phéniciennes fondées loin de la mère patrie, Carthage devait prendre le premier rang, car elle est incontestablement celle dont la position géographique est la plus avantageuse, non seulement au point de vue des conditions locales et régionales mais aussi relativement à l’ensemble du monde alors connu. L’antique Byrsa de la légende avait d’abord pour elle la splendeur du paysage environnant, le superbe promontoire aux roches abruptes qui porte maintenant les maisonnettes blanches de Sidi-bu-Saïd, la langue de terre verdoyante qui se développe comme une ceinture entre la mer et le lac dit aujourd’hui de Tunis, puis, au delà, les montagnes qui bleuissent dans l’éloignement et que domine un sommet à la double corne. Le massif de hauteurs sur lequel s’élevait la ville