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fruits, la nature sourit à l’homme ; il semble que les vertus bienfaisantes des végétaux soient à leur maximum, et les malfaisantes au minimum.

La confusion vraiment inextricable de cette partie des légendes pagano-chrétiennes trouve une autre expression en Sainte-Lucie, une grande fillasse aussi mal fagotée qu’on peut l’être dans une botte de paille, à tignasse ébouriffée, qui apparaît pour donner le fouet aux petits polissons et, par exception, une galette aux enfants bien sages.

Filles de la Louve et de la Bloyère sont les paysannes, disons les sorcières, qui à la Walpurgis — autre nom de la payenne Bertha — se lèvent au petit jour, pour soutirer dans leurs propres sillons le travail des autres, disant en leur patois des paroles de magie noire, opération que les Romains appelaient excantatio et que leurs lois stigmatisaient sévèrement. Au champ du voisin elles prennent un épi qu’elles mâchonnent, dans le pré d’autrui elles font avec leur faucille trois signes de croix aériens et touchent trois herbes humides de rosée ou font le geste de les traire, elles articulent un charme lentement, posément, mais sans qu’on les puisse entendre :

Aiguille, bonne aiguille,
Goutte, goutte pour moi !
Une goutte de graisse dans la tige,
Une gouttelette de crème dans la tigette.
Goutte pour moi, goutte pour moi !

Puis, sans mot dire et sans regarder une fois en arrière, elles s’en retournent et vont dans leur étable passer leur main imprégnée de pollen sur la tête et sur le pis de leurs vaches, s’appropriant ainsi le rendement du champ qu’elles n’ont pas travaillé, et faisant passer dans leur ménage le profit du voisin.

L’autre ennemi des céréales, Pilwitz, le démon masculin, est une personnification évidente du mauvais œil, ou du guignon. En se posant à l’angle d’un champ avant le lever du soleil, on a quelque chance de le voir passer, mais il faut prendre ses précautions et se coiffer d’une motte de gazon retournée, ou bien d’un taupinière enherbée, mais sens dessus dessous, racines en l’air. Toutefois, ceux qui ont eu l’heur de naître à Quatre-Temps, ou en certains dimanches privilégiés, n’ont pas besoin de se donner tant de mal, car ils sont la faculté de voir les esprits, invisibles pour le commun des mortels, et de recon-