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le pain

divergence la plus complète, à des incompatibilités irréconciliables.

En tout temps et en tout lieu, chez nos sauvages comme chez les primitifs, une croyance s’est imposée comme article de foi, comme une vérité irréfragable portant en elle-même son évidence, à savoir que les animaux et végétaux dont nous faisons notre nourriture nous lèguent leur vie et, par conséquent, leurs qualités et manières d’être. Suivant cette doctrine, fondée sur la grande hypothèse de la métempsychose, le principe vivant de tout organisme serait immortel, et il lui serait à peu près indifférent d’occuper telle ou telle place dans une des séries quelconques de la Nature. Ainsi le blé, après avoir vécu comme plante, aurait son grain moulu entre des pierres, mis en poussière, puis en pâte, traverserait les torréfiantes ardeurs du four sans rien perdre de sa substance réelle qui s’incorporerait au pain ; et ses qualités vitales deviendraient vivifiantes pour l’homme ou tout autre animal qui les absorbe. De la sorte, nous nous alimenterions à plusieurs foyers de vie et, à notre mort, toutes les vies par nous absorbées entreraient en des combinaisons nouvelles.

Ce système a motivé les prescriptions, tantôt raisonnables, tantôt absurdes, qui ont abondé dans les diverses législations, relativement aux viandes pures et impures. On se rappelle comment Achille, le grand héros de la fable, fut nourri de la moëlle des lions ; on se rappelle encore les prohibitions de manger du porc, du chameau, du lièvre, du serpent ou de la tortue, pour telle ou telle mauvaise qualité, pour tel défaut de caractère, réel ou prétendu. Maint cannibale dévorait son ennemi pour lui faire compliment et s’approprier sa force et son courage. En plusieurs cantons, on ne peut davantage outrager sa victime qu’en refusant d’en prendre la moindre bouchée.

Voilà pourquoi les sacrifices humains ont été, et sont encore, chez une foule de tribus et peuplades, l’acte religieux par excellence. On donne au Dieu national des hommes à manger pour qu’il se montre compatissant et pitoyable. Gorgé de sang humain, il acquiert notre substance, devient os de nos os, chair de notre chair, se transforme à notre image et ressemblance. Désormais, il sentira et pensera comme nous, éprouvera mêmes désirs et m’mes besoins. Il n’est habitant de la Guinée ou de la Côte de l’Or qui ne sache qu’en dévorant un homme fétiche il entre en communication avec les parents et amis de la