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le pain

Corollaire : le « fin laboureur » ne sèmera point par un jour dans lequel la lune est en même temps que le soleil visible au-dessus de l’horizon. Qui ne devine qu’il faut éviter les conflits de juridiction entre les puissances supérieures ? Et la jeune plante, hésitant entre les influences contraires du jour et de la nuit, ne saurait trop de quel côté diriger ses énergies : vers le haut, vers le bas ?

C’est une curieuse prescription que celle faite au semeur de mettre son ombre derrière lui. Nous supposons qu’il faut en chercher l’explication dans le respect qu’il serait impie de ne pas témoigner au soleil. L’homme qui verrait son ombre marcher devant lui tournerait le dos au dieu du jour, aurait l’air de mépriser sa lumière. Habile autant que dévot, notre laboureur modèle s’en gardera bien et, d’un geste qu’on peut interpréter comme celui d’une offrande, il éparpille sur les sillons un grain que viendra féconder la pluie d’or de Jupiter qui tomba jadis sur Danaë. Les deux jets se heurteront et se pénétreront : celui des rayons, celui de la semence. Et la même idée de respect au Seigneur des cieux nous parait rendre compte d’une prescription en apparence tout opposée. Après mille labeurs, au moment suprême, quand le froment a été dépiqué et qu’il ne reste plus qu’à le vanner pour l’ensacher, il faut le lancer dans le sens de la course du soleil. Ce qu’il vous donne après tant de prières et d’instantes supplications, il ne faudrait pas avoir l’air de le lui jeter à la face et dans une attitude hostile.

Une tradition, qui doit remonter à la plus haute antiquité, prescrit au laboureur de vaquer aux semailles la nuit, tout nu, sauf un anneau d’or porté à la main gauche.

— Pourquoi cet anneau ? demandons-nous.

— Effet de sympathie, expliquent les paysans. L’anneau communiquera aux blés murissants sa belle couleur d’or qu’ils disent, au moins en Syrie, être aussi la plus belle que l’homme puisse avoir.

— Et pourquoi la nuit ?

— Nous répondons pour les paysans que la nuit, mère du jour, est de toutes les divinités la plus auguste, selon toutes les cosmogonies. La plus ancienne sera aussi la dernière, et tout ce qu’elle a vu naître, elle le verra mourir à la fin des temps. Un acte n’a pas le même caractère selon qu’il est accompli de jour ou de nuit ; tel qui, sous une lumière indifférente et crue,