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1903, 12 Avril. — Aux bénéfices que nous devons retirer de nos rapports avec le monde social, il n’est pas bon d’obtenir sans mériter. L’injustice donne à celui qui mérite et n’obtient pas, une supériorité plus apparente, elle s’en accroît même. Et il restera toujours à celui qui usurpe, la secrète amertume de l’envie qui le ronge. L’envieux reste envieux.

Par la constance, on finit par obtenir.



L’œuvre d’art est le ferment d’une émotion que l’artiste propose. Le public en dispose; mais il faut aimer.



Juin — Je ne puis dire ce qu’ont été mes sources. J’aime la nature dans ses formes ; je l’aime dans le plus petit brin d’herbe, l’humble fleur, l’arbre, les terrains et les roches, jusqu’aux majestueuses cimes des monts. Toutes choses pour leur caractère en soi, plus que des ensembles. Je tressaille aussi profondément au mystère qui se dégage des solitudes.

J’ai aimé et j’aime toujours les dessins de Léonard : ils sont comme une essence de vie, une vie exprimée par des contours autant que par des reliefs. J’en goûte leur esprit raffiné, civilisé, aristocratique; j’y sens l’attrait grave qui m’élève à la haute délectation cérébrale.

Mais, quant à mes lectures, quel lien trouver avec mon art dans le plaisir que je ressens à goûter si délicieusement les savoureux écrits de nos prosateurs, le tour de leurs pensées, le rythme de leur style, le souffle de leur effusion, le jet concis ou abandonné de leur esprit, leurs nuances ? Je ne sais. Je lis avec fatigue les choses abstraites, difficilement et même indifféremment les traductions.