Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/165

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Si le savoir quelquefois nous trompe, si le plus beau côté du talent passe inaperçu pour nous souvent dans ce qu’il a de plus précieux et de plus puissant, c’est surtout lorsqu’il se présente par une allure un peu libre et nouvelle. M. Bresdin, quoique fort apprécié par un petit choix d’amateurs dont l’admiration est des mieux motivées, n’a pas conquis à Bordeaux la place et la notoriété qu’il mérite. Autour de ce nom, précédé cependant d’une réputation justement acquise et déjà signalé par quelques plumes autorisées, ne s’est pas produit la surprise que semblait appeler un talent aussi singulier et aussi nouveau. Pourtant, disons-le en toute franchise, c’est un artiste de fine et bonne race : à sa forte originalité, à sa production si variée, en même temps que fournie, féconde et vivace, on reconnaît la vraie marque de l’artiste de haut rang et de meilleure famille ; c’est à ces titres surtout qu’il se recommande à l’attention des amateurs épris de beautés nouvelles, de parfums rares, à tous ceux enfin qui, blasés d’imitations insipides, cherchent l’art dans ses routes inconnues ou inexplorées.

Trois procédés servent alternativement à la manifestation singulière : le dessin à la plume sur pierre, l’eau forte, et le dessin à la plume, un genre tout nouveau que lui seul exerce et dont il est pour ainsi dire le créateur. Son œuvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon Samaritain. Création étrange. Il n’est pas sans utilité de dire ici que l’artiste ne s’est pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons tous les jours de notre fenêtre ; jugée à ce point de vue, cette œuvre serait certainement imparfaite, car il n’en est pas, parmi celles de nos contemporains, qui ait été inspirée plus en dehors de tout esprit d’imitation. Ce qu’il a voulu, ce qu’il a cherché n’est autre chose que nous initier aux impressions de son propre rêve. Rêve mystique et fort étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague, mais qu’importe. L’idéal est-il précis, l’art ne puise-t-il pas au contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui laissent à l’imagination le soin de les définir.