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apitoyé sur les révélations du microscope, toujours à ses collections d’herbiers qu’il visitait, soignait et classait sans cesse, il s’adonnait encore avec passion à la lecture et à des recherches littéraires, avec une érudition éclairée. Ainsi, il avait pu former dans le silence, les difficultés et l’isolement de la vie de province, une bibliothèque qui ne comptait que les chefs-d’œuvre, ceux des littérateurs de tous les temps. Il me parlait des poèmes indous, qu’il admirait et adorait par-dessus tout, et qu’il se procurait onéreusement, en s’imposant des privations dans sa pauvreté. Très avisé, il était au courant de tout. Lorsque parurent les premiers livres de Flaubert, il me les désignait déjà avec clairvoyance. Il me fit lire Edgar Poe et Baudelaire, Les Fleurs du Mal, à l’heure même de leur apparition. Il professait pour Spinoza une admiration quasi religieuse. Il avait une manière de prononcer ce nom avec une sensibilité et une douceur dans la voix qu’on ne pouvait entendre sans émotion.

Dans les arts plastiques, il goûtait la vision sereine de la Grèce autant que le rêve expressif du moyen âge. Delacroix, dont la peinture rencontrait encore beaucoup de réfractaires, était défendu par lui avec véhémence ; et j’entends encore la démonstration qu’il me faisait de ce sens de la vie et de la passion qu’il y sentait, me parlant de l’irradiation vitale qui s’épand des attitudes de ses guerriers, amants ou héros ; de la vie passionnelle, en un mot, qu’il y voyait et qu’il comparait au génie de Shakespeare, me disant qu’un seul mot des dialogues du dramaturge anglais dessine immédiatement en entier le personnage. De même chez Delacroix : une main, un bras aperçus dans un fragment de la scène traduisent aussi toute la personne.

Ah ! cette main dramatique et disproportionnée du père de Desdémone, et qui maudit ! Combien souvent m’en a-t-il montré avec exaltation la beauté, la légitimité de sa déformation. Le style de cette main, en sa hardiesse, fut, je crois bien, l’initiale essence et la cause de beaucoup de mes premiers travaux.