Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/46

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et des devoirs. C’est là le secret de la paix et de l’harmonie : hors de là, c’est la discorde : mille preuves à l’appui pour celui qui sait discerner à travers les imperceptibles tendances du cœur, en ce monde infini d’aspirations et de désirs qui l’animent, le déchet désastreux des biens perdus, les débris de la fête et les douleurs qui les accompagnent.



Il y a quelque chose du cœur qui se dessèche à la lecture des pages écrites trop près de la nature humaine. Le mal de quelques écrits est de l’avoir mise à nu, cynique et abjecte ; il eut été mieux de nous la révéler dans ce qu’elle a de grand et de consolateur.

Écrire et publier est le travail le plus noble, le plus délicat que puisse faire un homme, car autrui est en cause : agir sur l’esprit d’un autre, quelle tâche, quelle responsabilité devant le vrai et devant soi-même ! Écrire est le plus grand art. Il traverse le temps et l’espace, supériorité manifeste qu’il a sur les autres comme sur la musique, dont la langue se transforme aussi et laisse dans la nuit des temps son œuvre du passé.

Votre mal est dans l’aristocratie. Dès l’heure de votre liberté, vous vous êtes jetés sur les biens de la terre, et les vices vous ont accompagnés. Égoïsme, concupiscence, despotisme, sensualité, oubli complet du bien général. Vous n’avez pas une ombre de vertu républicaine qui animait pourtant les hardis révolutionnaires, vos libérateurs généreux. De tous ces maux êtes-vous coupables ? Qui répondra ? La liberté entre vos mains ne pouvait briller d’un coup d’un éclat suprême. Le mal en est de la noblesse qui la première avait dévié ; aux jours d’affaiblissement et de doute, on en appelle à la foi absente ; on oublie que la liberté implique force et faiblesse, et que cet abandon même en est la preuve.

La faute, la défaillance, ce perpétuel obstacle à la réalisation du bien, fait le prix de nos efforts.

Quand je suis seul, j’aime les grandes routes ; avec moi seul, je