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Le goût de l’art n’est rien auprès des soins du cœur. En chaque artiste est un homme, un être qu’il faut veiller aussi et cultiver. L’homme est peut-être le simple procédé pour l’œuvre de l’artiste. L’art est impuissant à rendre les nuances de ces situations et toutes les délicatesses de leurs influences.

L’artiste ne doit pas, d’autorité sacrée, se croire tant au-dessus des autres. Le sens de la création est bien quelque chose, mais il n’est pas tout. Tel homme fort médiocre, ou même entièrement nul à sentir la beauté, peut fort bien révéler des points très élevés et très nobles de la conscience. Certes, il faut bénir le Ciel de ce qu’il nous fait vivre dans un monde où Beethoven et le Dieu de l’art ont répandu la vie, et surtout s’enorgueillir de la comprendre ; mais je trouve profondément égoïste et médiocre la souffrance toute personnelle de ceux qui pour cela voudraient primer.

Le monde est peuplé de parleurs intrépides et de blasphémateurs ; le mal qu’ils font n’est qu’à eux-mêmes. Le vrai dommage, la véritable torture, n’est pour moi qu’au spectacle d’une fausse autorité qui s’impose. J’en veux à tous ceux qui, par leur crédit, leur position, l’autorité d’une parole irrégulièrement acquise ouvrent aux âmes naïves les premières joies du bien ou de la beauté. J’en veux à tous ceux qui sous les voûtes de nos temples font entendre sur le bien des clameurs malsaines ; à ceux qui martyrisent le génie ; à ceux enfin qui, dans le champ de la conscience, faussent et pervertissent le sens naturel de la vérité. Ceux-là sont les vrais coupables. C’est là le mal qu’il faut conjurer.

Les positivistes n’ont pas l’amour du beau moderne. Sa musique leur est fermée, si ce n’est la musique vivante, dramatique.

J’en ai connu d’une grande élévation de cœur, simples et touchants par leur bonhomie. Ils ont la bonté, la quiétude, quelque chose qui ressemble au sentiment du devoir rempli. Ils ont une part de la vérité, mais ils n’ont pas la vérité.

C’est une loi féconde et nécessaire que celle qui nous porte vers ce que nous n’avons point ; nous aimons ce qui nous complète.