Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/121

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haut en remontant la rivière, dans une ancienne tolderia.

— Mais ceci n’a pas d’importance, maman. Près de mon père et avec le concours du gaucho, que peut-il arriver de mal à Francesca ? » dit Ludwig.

Ludwig prononça ces mots, mais sans y ajouter foi lui-même. Aussi bien que sa mère, il savait que la tribu de Naraguana, les Tovas, qui, par exception, était l’amie des habitants de l’estancia, ne parcourait pas seule cette partie du Chaco.

Les autres tribus, les Mbayas, les Guaycurus et les Anyuites la parcouraient aussi, et celles-ci étaient les ennemies mortelles de tous les hommes à peau blanche.

Il ne parlait donc que pour rassurer sa mère, mais ses paroles furent sans effet ; le soleil se coucha vers l’ouest derrière l’immense plaine sans ramener celui qui était parti au moment de son lever, accompagné de sa fille unique, une belle enfant d’environ quatorze ans.

Comment s’expliquer, sinon par un malheur, que Gaspardo lui-même, envoyé à la recherche des absents, ne fut pas non plus et déjà de retour ?

« Madre de Dios ! répétait sans cesse la malheureuse épouse et l’infortunée mère, quelle peut être la cause d’un tel retard ? »

Et, après le lever de la lune et pendant toute la nuit, agenouillée devant une image de la Vierge, elle lui adressait cette ardente prière : « Sainte mère de Dieu, rendez-moi ma fille, rendez-moi mon mari ! » Tant que dura cette nuit sans fin, personne ne dormit dans la demeure du naturaliste, sauf peut-être les péons, quelques Indiens Guanos8 qui prêtaient leurs services à l’estancia.

Mais la mère ne ferma pas les yeux, et les deux jeunes gens, l’oreille au guet, le cœur battant au moindre bruit, restèrent debout, n’osant se communiquer leurs mutuelles angoisses. De leurs lèvres s’échappaient de loin en loin quelques mots : « Mon père ! ma sœur ! disait le fils. — Mon oncle ! ma cousine ! » disait Cypriano.

Le soleil du matin se leva rouge et brûlant sur la verdoyante pampa. Il s’élevait dans l’est, au-dessus des montagnes du Paraguay.

L’épouse inquiète y pensa sans doute ; c’était de ce côté qu’était venue la tempête qui les avait balayés, elle et son mari, dans le Chaco et les avait obligés à chercher un asile sous la protection des sauvages. Mais ses yeux se tournèrent bientôt vers l’ouest ; c’était la direction suivie au départ par ses bien-aimés, et c’est de là qu’elle devait les apercevoir à leur retour.

Lorsque les rayons d’or brillèrent entre les branches du grand arbre ombu 9 dont le feuillage couvrait l’édifice, on voyait encore trois personnes sous la véranda, les mêmes que la veille au soir, la mère, le fils et le neveu. Tous se tenaient le visage tourné vers l’ouest et leurs regards interrogeaient anxieusement la plaine. Tous étaient sous l’empire d’un douloureux pressentiment, et Ludwig lui-même, jusqu’alors si confiant, du moins en apparence, ne pouvait plus trouver de paroles d’encouragement pour sa mère. Chacun songeait en silence à l’absence si prolongée, et, par suite, si inquiétante de ce père et de cette sœur qui eussent dû être revenus depuis la veille. Chacun se disait que Gaspardo, depuis longtemps déjà, aurait dû rapporter au galop des nouvelles. Chacun pensait aux dangers qu’avait pu faire courir aux deux êtres aimés la rencontre des Indiens hostiles. Chacun enfin se représentait les mille autres périls particuliers au Chaco qui pouvaient expliquer le retard des voyageurs.

Une heure se passa encore ; le soleil, dans sa course ascendante au milieu des cieux, illuminait la plaine jusqu’aux limites les plus éloignées que l’œil pût atteindre. Personne n’apparaissait. Parfois une autruche passait à travers les hautes herbes, parfois un daim bondissait hors de sa couche à l’approche sans doute d’un jaguar moucheté, mais on ne distinguait aucune forme pouvant avoir l’apparence d’un être humain, rien qui pût ressembler à un cavalier.

Dans l’esprit des trois spectateurs, ce n’était déjà plus l’anxiété du doute auquel se mêle toujours quelque secret espoir, il ne restait plus qu’une agonie presque impossible à supporter. Cypriano n’y tenait plus. Son imagination plus vive lui montrait son oncle et sa cousine déchirés en lambeaux, mourants, morts peut-être.

« Je ne puis pas rester ici davantage, s’écria-t-il, je ne suis bon à rien ; laissez-moi partir, ma tante, Ludwig veillera sur vous. Il vaudrait un homme pour vous défendre. Qui sait si je n’arriverai pas à propos pour ceux que nous attendons ? Fiez-vous à moi et ne craignez rien pour moi, je vous en supplie. »