Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/559

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L’animal était alors par le travers du bois mort, et commençait à le dépasser. Un peu au delà, une sorte de baie entrait dans les arbres ; et c’était vers cette baie qu’il se dirigeait, tout en allaitant son petit.

« Bravo ! dit Munday à voix basse. J’imagine pourquoi il va là-bas.

— Pourquoi, Munday ?

— Ne voyez-vous rien reposant sur l’eau ?

— Sur l’eau ? non… si… mais c’est seulement du gazon. — Est-ce qu’il en mange ?

— Il ne mange pas autre chose ?

— Il n’y a rien d’étonnant, l’animal tenant tout à fait de la vache, à ce qu’il se nourrisse de verdure.

— Sans doute, et il se dirige vers son pâturage : tant mieux !

— Pourquoi tant mieux ?

— Parce qu’il restera là jusqu’au matin, et ainsi il me donnera la facilité de le tuer.

— À quoi vous servira de le tuer ?

— Étrange question, signor Tom, quand nous sommes tous affamés !

— Oh ! je comprends ! mais alors tuons-le maintenant.

— Nous n’avons pas d’arme.

— Et votre couteau ?

— Inutile. Le juarouâ est trop rusé pour laisser quelqu’un approcher si près de lui. Il n’y a pas de chance de ce côté. Santo Dios ! s’il revient par ici au matin, j’aurai soin d’être prêt à le recevoir ; ainsi nous aurions de la viande pour un long voyage. Voyez ! il commence à brouter. »

Ainsi que l’Indien le disait, l’animal commençait à tondre le gazon avec sa langue, absolument comme une vraie vache européenne.

Le spectacle d’une vache amphibie broutant un lit de gazon aquatique, était trop curieux, pour que les deux hommes ne songeassent point à en faire jouir leurs compagnons.

Ils les éveillèrent donc. Le jeune Paranèse seul ne fut pas surpris. Il avait souvent vu ces mêmes singularités dans les Canos et les détroits dormants qui entrecoupent le grand Delta de l’Amazone, où les vaches-poissons sont presque aussi communes qu’aucune autre espèce. Tandis que ses camarades regardaient avec des yeux émerveillés, comme ceux des visiteurs du Zoological Garden « devant les pélicans en train de se nourrir. » Cependant, le moment venu, Munday quitta en silence le bloc de bois et se dirigea vers le sommet des arbres : dans quel but ? c’est ce que personne ne soupçonnait. En parlant il recommanda un profond silence à ses compagnons, leur prescrivant même de ne pas changer de place.

Ces derniers se soumirent à l’injonction, supposant qu’elle était motivée. Si nos aventuriers osaient s’adresser la parole, ce n’était qu’à voix basse et à longs intervalles. Cependant la situation se prolongeant, devint fatigante ; enfin, le Tapuyo revint parmi eux. Il tenait son couteau d’une main et de l’autre un bâton d’environ douze pieds de longueur, allant en s’amincissant et pointu au bout comme une lance.

C’était, en effet, une lance qu’il avait confectionnée, et prise au tronc du « palmier pashiuba » — Iriartea exurhiza. Dans cette espèce d’arbre, le tronc est supporté par de minces racines qui s’élèvent de plusieurs pieds au-dessus de la surface du sol. Avec l’habileté dont est seul capable un Indien de l’Amazone, il avait taillé le pashiuba, dur comme du fer à l’extérieur, mais tendre à l’intérieur ; maintenant il ne restait plus qu’à en passer la pointe au feu, et alors l’acier lui-même ne pourrait être meilleur pour servir de pointe de lance. Heureusement le foyer n’était pas encore froid, quelques cendres rouges fumaient dans le cercle humide. L’Indien appliqua dessus, pour le durcir, l’extrémité de son bâton.

Ceci accompli à sa satisfaction, il le retira des cendres, l’amincit bien aigu avec la pointe de son couteau, et alors s’annonça prêt à attaquer le juarouâ.

L’animal amphibie broutait toujours. On ne pouvait trouver une meilleure occasion de l’attaquer. Il avait la tête penchée et se trouvait sous un arbre énorme dont les branches s’étendaient horizontalement et baignaient presque dans l’eau. Munday pensa que, s’il pouvait se glisser sans bruit dans l’arbre, son ennemi lui appartiendrait.

Aussitôt pensé, aussitôt fait ; en moins de deux minutes il avait gagné une branche de l’arbre, juste au-dessus de la « vache ». Un instant après, sa lance descendait ; mais, au lieu de frapper le corps de la mère, il perçait celui du « veau », comme le dit Tipperary Tom.

Les spectateurs ne pouvaient comprendre pourquoi Munday s’était attaqué au « petit », qui ne pouvait leur donner qu’un maigre souper, tandis que la mère leur promettait de la nourriture pour un mois. Elle allait mainte-