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PHILOSOPHIE.


« avoir fait plusieurs fois son possible pour concevoir un monde sans mal et n’y avoir pu parvenir ». Maintenant, au contraire, dans le Supplément au Voyage de Bougainville, le Taïtien Orou affirme à l’aumônier « qu’il existait autrefois un homme naturel, qu’on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel et qu’il s’est élevé ainsi dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie ». « Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tourmenté, étendu sur la roue, sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité : dans la misère, l’homme est sans remords ; dans la maladie, la femme est sans pudeur. » Et comme le capucin demande à Orou s’il faut civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct :


Si vous vous proposez d’en être le tyran, répond le Taïtien, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui les fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous le poids de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour nous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétri et

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