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DIDEROT.


verses, parce que Falconet soutient que le génie, « par don de la nature, est la cause unique des choses » ; ce je ne sais quoi d’incompressible qu’a le naturel, même chez les rhéteurs, veut que ses plus éloquentes raisons se retournent contre lui-même. « Notre émulation, écrit-il, se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins ; vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez. » Or, pendant que Falconet cisèle et lime avec un soin infini ses moindres ouvrages, parce qu’il se présente devant un tribunal beaucoup plus redoutable que celui de la postérité — sa conscience d’artiste, — qu’a fait Diderot, d’un bout à l’autre de sa carrière, sinon d’ébaucher ? « La postérité, dit-il encore, est pour le philosophe ce que l’autre monde est pour l’homme religieux. » Mais la comparaison même ne laisse-t-elle pas supposer qu’il tiendrait volontiers l’illusion philosophique pour aussi fragile que l’autre, car pourquoi les hommes de demain, sauf que d’autres passions les agitent, seraient-ils plus sensés et plus justes que ceux d’hier ?

En fait, écrire comme parler est pour lui un besoin, sa fonction naturelle. Comme il ne peut pas ne point manger ou ne point boire, il ne saurait se taire ; le silence ne le tuerait pas moins sûrement que la faim. À table, dans un salon, au café, dans la rue, dès qu’il a mis la main sur un auditeur de bonne volonté, il ne déparle pas : il y a pour lui une impossibilité physique à garder ses