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ROMANS ET SATIRES.


certainement préférées, c’est tout simplement qu’il avait peur de la Bastille et qu’il avait raison d’en avoir peur ? Quand on se rappelle pour quelles causes l’Encyclopédie, toute prudente et orthodoxe qu’on s’efforçait de la faire, a été par deux fois supprimée et interdite, il n’est pas besoin de chercher longtemps où le Neveu et la Religieuse auraient conduit Diderot. Or Diderot avait besoin d’air — il avait déjà étouffé à Vincennes ; qu’eût-ce été à la Bastille ? — mais il avait pris encore avec ses éditeurs et avec lui-même l’engagement d’honneur de ne rien épargner pour mener l’Encyclopédie à bon port. Si quelque jeune homme, après avoir lu les lettres de sœur Suzanne, avait été mettre le feu au premier couvent de nonnes, le dictionnaire tout entier flambait aussi du même coup. Il fallait donc ajourner tous ces brandons d’incendie et, bon gré, mal gré, après s’être épuisé à le réfuter en théorie, donner raison en pratique à ce précepte sage de Falconet qu’« un philosophe pendu n’est plus bon à rien ; s’il se conserve, s’il travaille, il est utile ». Quitte à en appeler bruyamment à « la sainte et sacrée postérité qui est juste, qu’on ne corrompt point et qui traîne le tyran », Diderot se conserva, en conservant ses manuscrits dans ses tiroirs, et il fit bien, même dans l’intérêt de ses manuscrits. La postérité a été sensible, en effet, à cette confiance qu’il plaçait en elle, et l’a récompensé au centuple de sa longue attente. Sa gloire, retardée d’un demi-siècle, n’a pas été seulement plus jeune, mais, par manière de compensa-