Page:Reinach - Diderot, 1894.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
DIDEROT.


rompue d’idées et d’images qu’il évoque est si éclatante de coloris, le style surtout est si débridé et si hardi que l’ennui n’a pas le temps de naître et que Diderot vous entraîne, comme sa pensée elle-même le tire d’une course à perte d’haleine après elle. Aussi, que surgisse un épisode qui le passionne et le prenne aux entrailles, il apparaît comme l’un des plus grands conteurs de tous les temps. Non pas qu’il conte, comme on a dit, mieux que Voltaire ; il lui manque cette légèreté ailée, cette magie de simplicité qui fait tout voir sans rien montrer. Mais il raconte ses anecdotes avec une intensité et une puissance de vie, avec une force et une suite de verve qui sont uniques. Il campe ses personnages comme dans le plus lumineux tableau de Miéris ou de Terburg ; il les fait marcher et parler comme dans la vie même. Il n’invente pas, il en est naturellement incapable ; mais il voit et il entend avec une pénétration merveilleuse, et ce qu’il a vu ainsi et entendu, il le reproduit avec la fidélité implacable d’une photographie qui donnerait les couleurs de la nature, ou d’un phonographe qui serait harmonieux. Il tient à la fois, bien qu’il ne les égale point, de Rabelais par des éclats de gaîté bouffonne, de Sterne par le pétillement des idées, tantôt plaisantes et tantôt attendries, qui s’entre-croisent, de Richardson par l’observation morale et l’émotion prédicante. Mais il a quelque chose qui n’est qu’à lui, c’est une frénésie de curiosité, sympathique et scientifique tout ensemble, qui le fait entrer jusqu’au fond des âmes et nous fait voir les cœurs à nu.