Page:René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/104

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
97
GASPARD

bait avait quelque chose de pesant et de fatal. Les hommes ne parlaient pas, gorge angoissée, oreille tendue. Vers onze heures, par une nuit sans lune, déchirée de longs éclairs blêmes, qui donnaient aux visages une pâleur crue et brusque, le régiment se mit en marche silencieusement.

Était-ce l’approche du danger ? La tension des nerfs ? On entendait les souliers ferrés battre une cadence rapide ; et toute cette troupe d’ombres aux silhouettes cocasses, avec les fusils maigres et les sacs enflés, — toute cette troupe filait, trottait, dans un bruit d’armes, de souffles et de piétinements, qui était à la fois redoutable et effrayé.

Soudain, — brutalement, — l’horizon s’empourpra d’une lueur rouge, et une rumeur monta : « Ces cochons qui refoutent le feu ! » — Puis, cinq secondes après, sans l’avoir entendue, le régiment se trouva nez à nez avec une autre troupe, quelques milliers de soldats d’active, qui, en gémissant, s’en revenaient du feu. Dans quel état ! Ah ! cette fois, ce n’était plus la guerre de loin ! On la croisait, ou la frôlait, encore plus horrible dans la nuit, qui donnait de l’ampleur au drame et à la misère ; car ce qu’on rencontrait là, ce n’était plus une armée, mais un fouillis d’hommes blessés, fourbus, boitant, se traînant, dont on apercevait les linges tachés de sang autour des