Page:René Crevel La Mort Difficile 1926 Simon Kra Editeur.djvu/96

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la maritorne qui servait de modèle, il se plaisait à imaginer, à la place de cette nudité aux mamelles et aux fesses de papier mâché, son voisin dont il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait une jambe fine, les reins étroits, un torse parfait Et même, la grosse fille en qui jamais il n’avait été question de voir une créature susceptible d’être désirée, embrassée, touchée, Pierre, incapable de lui reconnaître la moindre dignité vivante non plus que le simple intérêt de la chose à dessiner, l’oubliait sur son estrade, la laissait fondre, se décomposer, tandis que ses doigts, spontanément, et sans qu’aucun ordre fût venu du regard ou de l’esprit, découvraient sur le papier un continent humain, dont le crayon fixait en simples lignes les plages idéales. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout ce qui fleurissait en lui pour le bonheur et pour le trouble, n’avaient d’autre besoin, d’autre volonté que d’explorer le secret des cartes inventées, leurs presqu’îles, leurs plaines. Le regard du jeune homme inconnu, son voisin, comme un filet le tenait prisonnier.

Mais Pierre, qu’une parole entendue ou un coup d’œil sur quelque carnet voisin contraignait soudain à se rappeler le modèle, s’en voulait de n’avoir pas été maître de soi et volontiers accusait son crayon de l’avoir trahi alors qu’il l’avait révélé. Il décidait de se faire violence, de reprendre le croquis, mais il avait beau essayer de ressusciter la grosse fille, son existence