Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/106

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réserve que nous observons habituellement en ce qui concerne les individualités pour citer M. Henri Massis, c’est surtout parce que celui-ci représente en la circonstance une certaine partie de la mentalité contemporaine, dont il nous faut aussi tenir compte dans cette étude sur l’état du monde moderne. Comment ce « traditionalisme » d’ordre inférieur, étroitement borné et incompréhensif, peut-être même assez artificiel, s’opposerait-il vraiment et efficacement à un esprit dont il partage tant de préjugés ? De part et d’autre, c’est, à peu de chose près, la même ignorance des véritables principes ; c’est le même parti pris de nier tout ce qui dépasse un certain horizon ; c’est la même inaptitude à comprendre l’existence de civilisations différentes, la même superstition du « classicisme » gréco-latin. Cette réaction insuffisante n’a d’intérêt pour nous qu’en ce qu’elle marque une certaine insatisfaction de l’état présent chez quelques-uns de nos contemporains ; de cette même insatisfaction, il y a d’ailleurs d’autres manifestations qui seraient susceptibles d’aller plus loin si elles étaient bien dirigées ; mais, pour le moment, tout cela est fort chaotique, et il est encore bien difficile de dire ce qui s’en dégagera. Cependant, quelques prévisions à cet égard ne seront peut-être pas entièrement inutiles ; et, comme elles se lient étroitement au destin du monde actuel, elles pourront en même temps servir de conclusions à la présente étude, dans la mesure où il est permis d’en tirer des conclusions sans donner à l’ignorance « profane » l’occasion d’attaques trop faciles, en développant imprudemment des considérations qu’il serait impossible de justifier par les moyens ordinaires. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que tout peut être dit indifféremment, du moins lorsqu’on sort de la doctrine pure pour en venir aux applications ; il y a alors certaines réserves qui s’imposent, et des questions d’opportunité qui doivent se poser inévitablement ; mais ces réserves légitimes, et même indispensables, n’ont rien de commun avec certaines craintes puériles qui ne sont que l’effet d’une ignorance comparable à celle d’un homme qui, suivant l’expression proverbiale hindoue, « prend une corde pour un serpent ». Qu’on le veuille ou non, ce qui doit être dit le sera à mesure que les circonstances l’exigeront ; ni les efforts intéressés des uns, ni l’hostilité inconsciente des autres, ne pourront empêcher qu’il en soit ainsi, pas plus que, d’un autre côté, l’impatience de ceux qui, entraînés par la hâte fébrile du monde moderne, voudraient tout savoir d’un seul coup, ne pourra faire que certaines choses soient connues au dehors plus tôt qu’il ne convient ; mais ces derniers pourront du moins se consoler en pensant que la marche