Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/16

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purement humaine, donc d’ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et « non-humaine ». Pourtant, il subsista encore quelque chose de celle-ci à travers toute l’antiquité ; ce qui le prouve, c’est d’abord la persistance des « mystères », dont le caractère essentiellement « initiatique » ne saurait être contesté, et c’est aussi le fait que l’enseignement des philosophes eux-mêmes avait à la fois, le plus souvent, un côté « exotérique » et un côté « ésotérique », ce dernier pouvant permettre le rattachement à un point de vue supérieur, qui se manifeste d’ailleurs d’une façon très nette, quoique peut-être incomplète à certains égards, quelques siècles plus tard, chez les Alexandrins. Pour que la philosophie « profane » fût définitivement constituée comme telle, il fallait que l’« exotérisme » seul demeurât et qu’on allât jusqu’à la négation pure et simple de tout « ésotérisme » ; c’est précisément à quoi devait aboutir, chez les modernes, le mouvement commencé par les Grecs ; les tendances qui s’étaient déjà affirmées chez ceux-ci devaient être alors poussées jusqu’à leurs conséquences les plus extrêmes, et l’importance excessive qu’ils avaient accordée à la pensée rationnelle allait s’accentuer encore pour en arriver au « rationalisme », attitude spécialement moderne qui consiste, non plus même simplement à ignorer, mais à nier expressément tout ce qui est d’ordre supra-rationnel ; mais n’anticipons pas davantage, car nous aurons à revenir sur ces conséquences et à en voir le développement dans une autre partie de notre exposé.

Dans ce qui vient d’être dit, une chose est à retenir particulièrement au point de vue qui nous occupe : c’est qu’il convient de chercher dans l’antiquité « classique » quelques-unes des origines du monde moderne ; celui-ci n’a donc pas entièrement tort quand il se recommande de la civilisation gréco-latine et s’en prétend le continuateur. Il faut dire, cependant, qu’il ne s’agit que d’une continuation lointaine et quelque peu infidèle, car il y avait malgré tout, dans cette antiquité, bien des choses, dans l’ordre intellectuel et spirituel, dont on ne saurait trouver l’équivalent chez les modernes ; ce sont, en tout cas, dans l’obscuration progressive de la vraie connaissance, deux degrés assez différents. On pourrait d’ailleurs concevoir que la décadence de la civilisation antique ait amené, d’une façon graduelle et sans solution de continuité, un état plus ou moins semblable à celui que nous voyons aujourd’hui ; mais, en fait, il n’en fut pas ainsi, et, dans l’intervalle, il y eut, pour l’Occident, une autre époque critique qui fut