Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/36

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une incompatibilité complète entre contemplation et action, qui ainsi ne pourraient jamais se trouver réunies. Or, en fait, il n’en est pas ainsi ; il n’est pas, du moins dans les cas normaux, de peuple, ni même peut-être d’individu, qui puisse être exclusivement contemplatif ou exclusivement actif. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a là deux tendances dont l’une ou l’autre domine presque nécessairement, de telle sorte que le développement de l’une paraît s’effectuer au détriment de l’autre, pour la simple raison que l’activité humaine, entendue en son sens le plus général, ne peut pas s’exercer également et à la fois dans tous les domaines et dans toutes les directions. C’est là ce qui donne l’apparence d’une opposition ; mais il doit y avoir une conciliation possible entre ces contraires ou soi-disant tels ; et, du reste, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, qui cessent d’être tels dès que, pour les envisager, on s’élève au-dessus d’un certain niveau, celui où leur opposition a toute sa réalité. Qui dit opposition ou contraste dit, par là même, désharmonie ou déséquilibre, c’est-à-dire quelque chose qui, nous l’avons déjà indiqué suffisamment, ne peut exister que sous un point de vue relatif, particulier et limité.

En considérant la contemplation et l’action comme complémentaires, on se place donc à un point de vue déjà plus profond et plus vrai que le précédent, parce que l’opposition s’y trouve conciliée et résolue, ses deux termes s’équilibrant en quelque sorte l’un par l’autre. Il s’agirait alors, semble-t-il, de deux éléments également nécessaires, qui se complètent et s’appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d’un seul et même être, que ce soit chaque homme pris en particulier ou l’humanité envisagée collectivement. Cette conception est assurément plus harmonieuse et plus satisfaisante que la première ; cependant, si l’on s’y tenait exclusivement, on serait tenté, en vertu de la corrélation ainsi établie, de placer sur le même plan la contemplation et l’action, de sorte qu’il n’y aurait qu’à s’efforcer de tenir autant que possible la balance égale entre elles, sans jamais poser la question d’une supériorité quelconque de l’une par rapport à l’autre ; et ce qui montre bien qu’un tel point de vue est encore insuffisant, c’est que cette question de supériorité se pose au contraire effectivement et s’est toujours posée, quel que soit le sens dans lequel on a voulu la résoudre.

La question qui importe à cet égard, du reste, n’est pas celle d’une prédominance de fait, qui est, somme toute, affaire de tempérament ou de