Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/4

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son acception la plus ordinaire, c’est une chose que beaucoup ne mettent déjà plus en doute, et, à cet égard tout au moins, il s’est produit un changement assez sensible : sous l’action même des événements, certaines illusions commencent à se dissiper, et nous ne pouvons, pour notre part, que nous en féliciter, car il y a là, malgré tout, un symptôme assez favorable, l’indice d’une possibilité de redressement de la mentalité contemporaine, quelque chose qui apparaît comme une faible lueur au milieu du chaos actuel. C’est ainsi que la croyance à un « progrès » indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n’est plus aussi généralement admise ; certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d’aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d’arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme. Peut-être ceux-là ne voient-ils pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu’ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leur esprit ; mais enfin c’est déjà quelque chose qu’ils se rendent compte qu’il y a un danger, même s’ils le sentent plus qu’ils ne le comprennent vraiment, et qu’ils parviennent à concevoir que cette civilisation dont les modernes sont si infatués n’occupe pas une place privilégiée dans l’histoire du monde, qu’elle peut avoir le même sort que tant d’autres qui ont déjà disparu à des époques plus ou moins lointaines, et dont certaines n’ont laissé derrière elles que des traces infimes, des vestiges à peine perceptibles ou difficilement reconnaissables.

Donc, si l’on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l’on entend par là le plus habituellement, c’est qu’il est parvenu à un point critique, ou, en d’autres termes, qu’une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu’un changement d’orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d’une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe. Cette acception est parfaitement légitime et correspond bien à une partie de ce que nous pensons nous-même, mais à une partie seulement, car, pour nous, et en nous plaçant à un point de vue plus général, c’est toute l’époque moderne, dans son ensemble, qui représente pour le monde une période de crise ; il semble d’ailleurs que nous approchions du dénouement, et c’est ce qui rend plus sensible aujourd’hui que jamais le caractère anormal de cet état de choses