Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/40

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scientifiques, l’analyse poussée à l’extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l’activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s’exercer ; et de là l’inaptitude à la synthèse, l’impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d’une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c’est pourquoi, disons-le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s’enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d’opposition s’accentuent et s’amplifient ; inversement, plus on s’élève vers la spiritualité pure, plus on s’approche de l’unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels.

Ce qui est le plus étrange, c’est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d’un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l’absorption de toutes les facultés humaines par l’action extérieure, dont nous signalions tout à l’heure le caractère momentané. C’est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué : c’est, pourrait-on dire, comme une tendance à l’instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s’il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c’est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali-Yuga.

Sous ce rapport aussi, la même chose se produit dans l’ordre scientifique : c’est la recherche pour la recherche, beaucoup plus encore que pour les résultats partiels et fragmentaires auxquels elle aboutit ; c’est la succession de plus en plus rapide de théories et d’hypothèses sans fondement, qui, à peine édifiées, s’écroulent pour être remplacées par d’autres qui dureront moins encore, véritable chaos au milieu duquel il serait vain de chercher quelques éléments définitivement acquis, si ce n’est une monstrueuse accumulation de faits et de détails qui ne peuvent rien prouver ni rien signifier. Nous parlons ici, bien entendu, de ce qui concerne le point de vue spéculatif, dans la mesure où il subsiste encore ; pour ce qui est des applications pratiques, il y a au contraire des résultats incontestables, et cela se comprend sans peine, puisque ces applications se rapportent immédiatement au domaine matériel, et que ce domaine est précisément le seul où l’homme moderne puisse se vanter d’une réelle supériorité. Il faut