Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/42

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pu se produire pendant tout le cours du Kali-Yuga, n’avaient en somme qu’une portée assez limitée ; ce qui est nouveau, c’est la généralisation de semblables conceptions, telle que nous la constatons dans l’Occident contemporain.

Il faut noter aussi que les « philosophies du devenir », sous l’influence de l’idée très récente de « progrès », ont pris chez les modernes une forme spéciale, que les théories du même genre n’avaient jamais eue chez les anciens : cette forme, susceptible d’ailleurs de variétés multiples, est ce qu’on peut, d’une façon générale, désigner par le nom d’« évolutionnisme ». Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit ailleurs à ce sujet ; nous rappellerons seulement que toute conception qui n’admet rien d’autre que le « devenir » est nécessairement, par là même, une conception « naturaliste », impliquant comme telle une négation formelle de ce qui est au-delà de la nature, c’est-à-dire du domaine métaphysique, qui est le domaine des principes immuables et éternels. Nous signalerons aussi, à propos de ces théories antimétaphysiques, que l’idée bergsonienne de la « durée pure » correspond exactement à cette dispersion dans l’instantané dont nous parlions plus haut ; la prétendue intuition qui se modèle sur le flux incessant des choses sensibles, loin de pouvoir être le moyen d’une véritable connaissance, représente en réalité la dissolution de toute connaissance possible.

Ceci nous amène à redire une fois de plus, car c’est là un point tout à fait essentiel et sur lequel il est indispensable de ne laisser subsister aucune équivoque, que l’intuition intellectuelle, par laquelle seule s’obtient la vraie connaissance métaphysique, n’a absolument rien de commun avec cette autre intuition dont parlent certains philosophes contemporains : celle-ci est de l’ordre sensible, elle est proprement infra-rationnelle, tandis que l’autre, qui est l’intelligence pure, est au contraire supra-rationnelle. Mais les modernes, qui ne connaissent rien de supérieur à la raison dans l’ordre de l’intelligence, ne conçoivent même pas ce que peut être l’intuition intellectuelle, alors que les doctrines de l’antiquité et du moyen âge, même quand elles n’avaient qu’un caractère simplement philosophique et, par conséquent, ne pouvaient pas faire effectivement appel à cette intuition, n’en reconnaissaient pas moins expressément son existence et sa suprématie sur toutes les autres facultés. C’est pourquoi il n’y eut pas de « rationalisme » avant Descartes ; c’est là encore une chose spécifiquement