Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/59

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être chez les philosophes qu’on peut voir le plus nettement l’anarchie intellectuelle qui en est l’inévitable conséquence.

Dans une civilisation traditionnelle, il est presque inconcevable qu’un homme prétende revendiquer la propriété d’une idée, et, en tout cas, s’il le fait, il s’enlève par là même tout crédit et toute autorité, car il la réduit ainsi à n’être qu’une sorte de fantaisie sans aucune portée réelle : si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre ; si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée. Une idée vraie ne peut être « nouvelle », car la vérité n’est pas un produit de l’esprit humain, elle existe indépendamment de nous, et nous avons seulement à la connaître ; en dehors de cette connaissance, il ne peut y avoir que l’erreur ; mais, au fond, les modernes se soucient-ils de la vérité, et savent-ils même encore ce qu’elle est ? Là aussi, les mots ont perdu leur sens, puisque certains, comme les « pragmatistes » contemporains, vont jusqu’à donner abusivement ce nom de « vérité » à ce qui est tout simplement l’utilité pratique, c’est-à-dire à quelque chose qui est entièrement étranger à l’ordre intellectuel ; c’est, comme aboutissement logique de la déviation moderne, la négation même de la vérité, aussi bien que de l’intelligence dont elle est l’objet propre. Mais n’anticipons pas davantage, et, sur ce point, faisons seulement remarquer encore que le genre d’individualisme dont il vient d’être question est la source des illusions concernant le rôle des « grands hommes » ou soi-disant tels ; le « génie », entendu au sens « profane », est fort peu de chose en réalité, et il ne saurait en aucune manière suppléer au défaut de véritable connaissance.

Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire celle-ci tout entière ; c’est là ce qui constitue le « rationalisme », dont le véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l’intelligence n’était d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces