Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/61

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même plus dans l’humain pur et simple comme avec le « rationalisme », nous sommes véritablement dans l’infra-humain, avec l’appel au « subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale. Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu’a effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu’il existait une connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie était du moins tenue de respecter ce qu’elle ignorait et ne pouvait le nier ; mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparu, sa négation, qui correspondait à l’état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c’est de là que procède toute la philosophie moderne.

Mais c’en est assez sur la philosophie, à laquelle il ne convient pas d’attribuer une importance excessive, quelle que soit la place qu’elle semble tenir dans le monde moderne ; au point de vue où nous nous plaçons, elle est surtout intéressante en ce qu’elle exprime, sous une forme aussi nettement arrêtée que possible, les tendances de tel ou tel moment, bien plutôt qu’elle ne les crée véritablement ; et, si l’on peut dire qu’elle les dirige jusqu’à un certain point, ce n’est que secondairement et après coup. Ainsi, il est certain que toute la philosophie moderne a son origine chez Descartes ; mais l’influence que celui-ci a exercée sur son époque d’abord, puis sur celles qui suivirent, et qui ne s’est pas limitée aux seuls philosophes, n’aurait pas été possible si ses conceptions n’avaient pas correspondu à des tendances préexistantes, qui étaient en somme celles de la généralité de ses contemporains ; l’esprit moderne s’est retrouvé dans le cartésianisme et, à travers celui-ci, a pris de lui-même une conscience plus claire que celle qu’il avait eue jusque là. D’ailleurs, dans n’importe quel domaine, un mouvement aussi apparent que l’a été le cartésianisme sous le rapport philosophique est toujours une résultante plutôt qu’un véritable point de départ ; il n’est pas quelque chose de spontané, il est le produit de tout un travail latent et diffus ; si un homme comme Descartes est particulièrement représentatif de la déviation moderne, si l’on peut dire qu’il l’incarne en quelque sorte à un certain point de vue, il n’en est pourtant pas le seul ni le premier responsable, et il faudrait remonter beaucoup plus loin pour trouver les racines de cette déviation. De même, la Renaissance et la Réforme, qu’on regarde le plus souvent comme les premières grandes manifestations de l’esprit moderne, achevèrent la rupture