Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/66

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tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part. Il s’agit donc plus vraisemblablement de ce que nous appellerions volontiers une conservation à l’état latent, permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour personne ; et il y a d’ailleurs aussi, épars çà et là dans le monde occidental, en dehors du domaine religieux, beaucoup de signes ou de symboles qui proviennent d’anciennes doctrines traditionnelles, et que l’on conserve sans les comprendre. Dans de pareils cas, un contact avec l’esprit traditionnel pleinement vivant est nécessaire pour réveiller ce qui est ainsi plongé dans une sorte de sommeil, pour restaurer la compréhension perdue ; et, redisons-le encore une fois, c’est en cela surtout que l’Occident aura besoin du secours de l’Orient s’il veut revenir à la conscience de sa propre tradition.

Ce que nous venons de dire se rapporte proprement aux possibilités que le Catholicisme, par son principe, porte en lui-même d’une façon constante et inaltérable ; ici, par conséquent, l’influence de l’esprit moderne se borne forcément à empêcher, pendant une période plus ou moins longue, que certaines choses soient effectivement comprises. Par contre, si l’on voulait, en parlant de l’état présent du Catholicisme, entendre par là la façon dont il est envisagé par la grande majorité de ses adhérents eux-mêmes, on serait bien obligé de constater une action plus positive de l’esprit moderne, si cette expression peut être employée pour quelque chose qui en réalité, est essentiellement négatif. Ce que nous avons en vue à cet égard, ce ne sont pas seulement des mouvements assez nettement définis, comme celui auquel on a donné précisément le nom de « modernisme », et qui ne fut rien d’autre qu’une tentative, heureusement déjouée, d’infiltration de l’esprit protestant à l’intérieur de l’Église catholique elle-même ; c’est surtout un état d’esprit beaucoup plus général, plus diffus et plus difficilement saisissable, donc plus dangereux encore, d’autant plus dangereux même qu’il est souvent tout à fait inconscient chez ceux qui en sont affectés : on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire « traditionaliste » sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un des symptômes