Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/68

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semble pas inutile, car elle montre que le mal, à cet égard, est encore plus grave et plus étendu qu’on ne pourrait le croire à première vue ; et, d’autre part, elle ne nous éloigne guère de la question que nous envisagions, et à laquelle notre dernière remarque se rattache même directement, car c’est encore l’individualisme qui introduit partout l’esprit de discussion. Il est très difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent se discuter ; l’homme moderne, au lieu de chercher à s’élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau ; et c’est sans doute pourquoi il en est tant qui, lorsqu’on leur parle de « sciences traditionnelles » ou même de métaphysique pure, s’imaginent qu’il ne s’agit que de « science profane » et de « philosophie ». Dans le domaine des opinions individuelles, on peut toujours discuter, parce qu’on ne dépasse pas l’ordre rationnel, et parce que, ne faisant appel à aucun principe supérieur, on arrive facilement à trouver des arguments plus ou moins valables pour soutenir le « pour » et le « contre » ; on peut même, dans bien des cas, pousser la discussion indéfiniment sans parvenir à aucune solution, et c’est ainsi que presque toute la philosophie moderne n’est faite que d’équivoques et de questions mal posées. Bien loin d’éclaircir les questions comme on le suppose d’ordinaire, la discussion, le plus souvent, ne fait guère que les déplacer, sinon les obscurcir davantage ; et le résultat le plus habituel est que chacun, en s’efforçant de convaincre son adversaire, s’attache plus que jamais à sa propre opinion et s’y enferme d’une façon encore plus exclusive qu’auparavant. En tout cela, au fond, il ne s’agit pas d’arriver à la connaissance de la vérité, mais d’avoir raison malgré tout, ou tout au moins de s’en persuader soi-même, si l’on ne peut en persuader les autres, ce qu’on regrettera d’ailleurs d’autant plus qu’il s’y mêle toujours ce besoin de « prosélytisme » qui est encore un des éléments les plus caractéristiques de l’esprit occidental. Parfois, l’individualisme, au sens le plus ordinaire et le plus bas du mot, se manifeste d’une façon plus apparente encore : ainsi, ne voit-on pas à chaque instant des gens qui veulent juger l’œuvre d’un homme d’après ce qu’ils savent de sa vie privée, comme s’il pouvait y avoir entre ces deux choses un rapport quelconque ? De la même tendance, jointe à la manie du détail, dérivent aussi, notons-le en passant, l’intérêt qu’on attache aux moindres particularités de l’existence des « grands hommes », et l’illusion qu’on se donne d’expliquer tout ce qu’ils ont fait par une sorte d’analyse « psycho-physiologique » ; tout cela