Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/11

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pour s’interroger, discuter et se disperser bientôt, portant çà et là leurs impressions, leurs espoirs et leurs craintes.

Enfin, comme fond à ce tableau mouvant, fantastique, c’était la rade avec ses flots tourmentés, ses vagues aux crêtes d’argent, sa flotte de bâtiments de tous les pays : le vaisseau de guerre et ses batteries menaçantes, le bâtiment marchand, le contrebandier d’opium à la mâture inclinée, le cotre aux voiles de lin, la lourde jonque chinoise à la voilure de joncs tressés, la grosse chelingue[1] roulant sur la lame, le catimaran[2] semblant se jouer des flots.

Et tout cela, sous un ciel d’un bleu pâle, sans nuages, sans horizon, avec un soleil embrasé dorant la coupole des églises, les pyramides des pagodes, les minarets des mosquées, les flèches des temples, les terrasses des palais, dévorant tout de ses rayons de feu.

Puis par-dessus tout encore, se répercutant comme un glas funèbre, le mot : thug, passant de bouche en bouche.

C’était l’Inde de Brahma appelée au tribunal du Christ ; c’était l’extrême Orient avec ses superstitions devant l’Europe civilisée.

Lorsque Feringhea, escorté d’un piquet de soldats anglais, fut introduit dans l’enceinte du tribunal, seul, ainsi que la cour l’avait décidé, un mouvement de curiosité insatiable et un frisson d’épouvante s’emparèrent de l’assistance.

Feringhea était un homme de trente-deux ans à peine, à la tête fière et intelligente, aux regards pleins de sombres éclairs, d’une vigueur peu commune dans un corps d’une élégance extrême.

Il avait ce type grec qu’on rencontre avec toute sa pureté dans certaines races du Karnatic[3]. Sa tête petite, aux traits finement sculptés, laissait tomber autour d’elle une forêt de cheveux noirs descendant jusqu’à ses épaules.

Son cou nu, vigoureux, aux muscles saillants, semblait emprunté à un bronze florentin. Sa bouche aux angles relevés laissait voir, entre des lèvres rougies par les feuilles de bétel, des dents blanches comme celles d’une jeune fille.

Sur son front s’étendaient, fraîchement peintes, les trois larges raies de vermillon qui sont les signes distinctifs des Jemadars ou chefs supérieurs des Thugs.

Il était élégamment vêtu d’étoffes de soie et de mousseline brodée.

Il s’avança d’un pas ferme vers le tribunal, en jetant autour de lui un regard plein de mépris et d’orgueil.

  1. Grande embarcation qui sert aux débarquements.
  2. Petit bateau de pêche.
  3. Karnatic, pays noir, province comprise aujourd’hui dans la présidence de Madras.