Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/157

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« Malgré sa résistance, cette femme fut entraînée par ses deux agresseurs, jusqu’à quelques pas de mon habitation. Là ils se disposèrent à l’étrangler.

« Prompt comme l’éclair, je fondis sur eux et leur brisai la tête avec mon bâton.

« Leurs compagnons, trop occupés, n’avaient rien vu, rien entendu. Je cachai celle que j’avais sauvée dans ma cabane, et je traînai les cadavres des deux Étrangleurs dans ma rizière.

« La nuit était venue ; les assassins emportèrent leur butin et leurs victimes, sans chercher leurs complices absents, et je rassurai celle qui me devait la vie.

« Cette jeune femme devait arriver le soir même à Madras, avec un frère moins heureux qu’elle, puisqu’il avait péri.

« Elle accepta mon hospitalité jusqu’à sa guérison, car elle avait été meurtrie dans la lutte, et je l’entourai de tant de soins, moi qui n’avais jamais approché de ma vie une femme d’une autre classe que la mienne, qu’au lieu de partir lorsque ses forces le lui permirent, elle consentit à partager ma triste existence.

« Pendant deux mois le bonheur habita sous mon toit ; j’avais quelqu’un à aimer, une compagne, non-seulement jeune et belle, mais reconnaissante et dévouée. Je n’enviais plus le sort des autres hommes, mais je bénissais l’heure où Mézibé avait franchi le seuil de ma porte.

« Hélas ! mon bonheur devait être de courte durée. Un matin, en revenant de la pêche, je trouvai ma femme étendue sans vie sur le plancher de ma cabane. Ses meurtriers, avant de s’éloigner, avaient écrit avec du sang sur ma porte :

« Un paria n’a pas besoin de femme, le tienne meurt parce que Kâly l’a voulu. »

« À la vue de cette inscription sanglante, mon courage, qui m’avait abandonné un instant, me revint aussitôt. Je lavai à la source voisine le corps mutilé de Mézibé ; je tressai ses beaux cheveux en deux longues nattes, et je creusai pour elle une tombe dans laquelle je la déposai sur un lit de plantes parfumées.

« Mais, avant de recouvrir d’un frais gazon les restes du seul être qui m’eût souri et aimé, je fis un serment que j’ai tenu jusqu’à ce jour : celui de frapper les Thugs nuit et jour, de les sacrifier sans pitié et sans trêve pour venger mon amie assassinée.

« Un an à peine s’est écoulé depuis cette époque, et déjà j’ai éclairci de plusieurs centaines les rangs des Étrangleurs. Hyder-Ali le sait bien, lui, qui avait promis des monceaux d’or à quiconque lui amènerait le meurtrier de sa favorite poignardée par moi, comme l’un des siens avait étranglé ma