Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/66

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vibra comme un glas funèbre et, de l’une des extrémités de la clairière, le plus inattendu des cortèges s’avança.

« Entre deux rangs de prêtres psalmodiant des versets en l’honneur de la déesse, marchait lentement une femme enveloppée dans de grands pagnes de mousseline, dont la blancheur de neige lui donnait l’aspect d’un fantôme.

« Elle s’approcha d’abord du jemadar, et s’inclina devant lui ; puis elle passa devant les pioches sacrées, et, du même pas mesuré, automatique, se dirigea vers le bûcher.

« À ce moment, je vis cette femme laisser tomber ses voiles en levant au ciel ses deux bras nus. Elle était toute jeune encore.

« Ses longs cheveux de jais inondaient ses épaules et descendaient jusqu’à ses pieds d’enfant.

« Le silence le plus complet s’était fait dans la foule des Étrangleurs.

« La jeune fille, conduite par les prêtres, fit quelques pas vers le bûcher, aux angles duquel se tenaient des massalchi avec des torches de résine allumées.

« — Laisserez-vous s’accomplir cet infâme sacrifice ? me demanda sir Buttler.

« J’étais désespéré, mais nous ne pouvions rien empêcher. Faire une décharge de nos armes sur ces hommes, c’eût été nous perdre sans chance aucune de sauver cette victime du suttee (sacrifice par le feu).

« Cependant la jeune femme avançait toujours, accompagnée par les prêtres, ses exécuteurs et ses bourreaux.

« L’exaltation semblait avoir succédé chez elle au calme.

« Tout son corps paraissait en proie à un tremblement nerveux, dont le tressaillement se reproduisait sur les muscles de son visage.

« Sa pâleur était extrême, ce qui rendait encore plus grands ses yeux cerclés de khol, et plus rouges ses lèvres teintes par le bétel.

« Soudain, elle rejeta en arrière ses beaux cheveux dénoués et s’élança d’un bond de panthère jusqu’au centre de l’amas de bois où elle tomba accroupie.

« Au même instant, une fumée épaisse s’éleva et les flammes jaillirent.

« Le feu venait d’être mis au bûcher.

« Nous entendîmes alors un cri épouvantable, à briser le cœur, et nous assistâmes à un lutte que la parole hésite à décrire dans toutes ses horreurs.

« La jeune femme, aux premiers baisers de ces langues de feu qui montaient en serpentant sur ses épaules, sentit se réveiller en elle l’instinct de la conservation et l’amour de la vie, car nous la vîmes tenter d’échapper à la mort avec l’acharnement du désespoir.