Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/396

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— Je dis qu’en arrivant à Calais, je vous ferai payer votre insolence. Je n’aurais qu’à donner un ordre à vos hommes…

— Ne le donnez pas, je vous le conseille, car, moi, je leur donnerais celui de vous jeter à l’eau, ce qu’ils s’empresseraient de faire.

Et, sans attendre la réponse de son interlocuteur, que cette verte riposte avait d’ailleurs singulièrement adouci, le commandant laissa le révolutionnaire et son ami pour disparaître par le panneau de l’arrière.

— Triple brute ! murmura le vieillard en reprenant sa promenade avec son compagnon ; voilà, ce que vingt années de despotisme impérial ont fait de nos marins et d’une grande partie de nos soldats. Heureusement que le peuple de Paris est plus intelligent.

— Croyez-vous qu’il soit aussi prêt que vous le pensez ?

— J’en suis certain.

— Moi, j’en doute. Karl Marx, dont je suis, vous le savez, un des confidents, n’a qu’une médiocre confiance dans les hommes qui sont disposés à se mettre, en France, à la tête du mouvement de l’Internationale. Ceux des membres de notre association qui ont une valeur réelle semblent vouloir s’en retirer. Les autres sont pour la plupart illettrés, ignorants et poussés seulement par une ambition toute personnelle. Vous ferez une révolution, mais la question sociale n’y gagnera rien. Du reste, mon compatriote, le docteur Harris, qui n’a pas quitté Paris, me mettra bientôt au courant de l’état des esprits.

— Faisons d’abord cette révolution, nous verrons ensuite.

— Il faut des armes.

— Grâce à Jules Favre, la garde nationale a conservé ses fusils et sa paie. Nous avons trois cent mille hommes armés.

— Et des chefs ?

— Nous n’en manquerons point parmi nous, sans compter certains officiers de l’armée que le mécontentement fera nôtres. Ils entraîneront des régiments entiers.

— Je crois le sentiment de l’honneur militaire et du devoir plus grand que cela dans l’armée française. Mais soit ! Et de l’argent ?

— Soyons les maîtres et nous en trouverons.

— Vous parlez de vos chefs. Vous oubliez que Barbès est mourant et Blanqui en prison.

— Moi, je serai là !

Et comme si cette fière réponse devait mettre fin à toute objection, l’auteur de « l’ode à la balle », Félix Pyat, car c’était lui, s’accouda sur le plat-bord du navire,