Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/399

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perdre un oncle à cent mille livres de rente. Il est vrai que toute la famille se compose d’une tante, la mère Françoise, marchande à la toilette et un peu receleuse, dit-on, grande rue des Batignolles, si les obus des Prussiens n’ont pas démoli sa boutique. Tiens ! que je suis bête ; puisque ce monsieur va hériter, il a besoin d’un valet de chambre ; j’vas me présenter. Les jeunes gens, j’aime ça ! Ils laissent toujours traîner de la monnaie !

Et sans hésiter un instant de plus, le jeune passager se mit à la recherche de son futur maître, décidé à tout faire pour entrer à son service.

Grâce aux détails qu’il vient de donner lui-même sur sa famille, nos lecteurs ont reconnu dans ce dernier personnage ce gamin incorrigible dont la Fismoise, quelle que fût son indulgence pour lui, n’avait jamais pu rien faire.

Après l’avoir chassé dix fois, dix fois elle l’avait repris chez elle, puis un beau matin, le digne fils de Jeanne Reboul s’était complètement éclipsé, après avoir dévalisé sa tante, et il n’avait plus osé se représenter devant elle.

Au moment de la déclaration de guerre, il était au service d’un Anglais qui l’avait emmené à Londres ; mais, à la nouvelle de la signature de l’armistice, il s’était hâté, lui aussi, de rentrer en France, convaincu, comme tant d’autres, que c’était le moment d’y venir pêcher en eau trouble.

D’ailleurs, s’était-il dit parfois, il pouvait bien se faire que sa tante fût morte, et elle n’avait somme toute, d’autre héritier que lui.

Seulement, comme ce jeune chenapan était un garçon prévoyant, il songeait, ainsi que nous venons de le voir, à s’assurer d’une place, pour le cas où sa tante vivrait encore et, se souvenant trop bien du passé, refuserait de le recevoir.

Le bateau à vapeur venait d’accoster et les passagers se pressaient pour débarquer.

Le neveu de l’honorable sœur de Jeanne Reboul arriva à temps pour rejoindre M. de Fressantel et son ami. En hommes bien élevés, ils attendaient patiemment que les plus pressés des voyageurs eussent franchi l’échelle.

Pendant ce temps-là, ils examinaient en connaisseurs les passagères qui sortaient de la chambre où elles étaient restées durant la traversée.

Tout à coup Gaston de Fressantel étouffa un cri d’étonnement. Dans une de ces dames, il venait de reconnaître la veuve de son oncle. La jeune femme, toute vêtue de noir, l’avait également vu, car elle se rapprocha immédiatement de lui.

— Mathilde ! dit le jeune homme en se découvrant et en s’efforçant de dissimuler son émotion. Pardonnez-moi, ma chère tante, si j’avais su que vous fussiez à bord, j’aurais été vous présenter mes devoirs et vous offrir mon bras.

— J’arrive d’Allemagne, Gaston, répondit Mme  de Fressantel en étouffant un sanglot. Dieu m’a permis au moins de soigner mon mari jusqu’à son dernier moment. Avant de mourir, il a pu embrasser et bénir sa fille.

— Sa fille ! balbutia le compagnon de du Charmil, en jetant un regard autour de lui.