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s’étaient trouvés d’honnêtes gens, — elle s’était dit que les Parisiens avaient exagéré les maux causées par l’investissement, et elle s’était alors applaudie de ne pas y avoir ajouté foi outre mesure pendant qu’elle ne manquait de rien à l’étranger.

Nous devons avouer, d’ailleurs, que le sort de ses chevaux, de ses meubles, de ses objets d’art et de certaines gens l’avait intéressée bien plus que le général Trochu et les efforts héroïques des défenseurs de Paris.

Ses chevaux avaient été réquisitionnés et mangés, il est vrai, mais elle se proposait d’en réclamer le prix. Quant, à son mobilier, il était intact. Sa cave même avait été respectée.

De ses amis, il en manquait, le plus grand nombre. Quelques-uns étaient morts bravement, en face de l’ennemi. Quelques autres étaient encore prisonniers en Allemagne ; mais bien que la plupart, de ceux qui ne répondaient pas à l’appel fussent des plus intéressants, elle ne songeait pas à les pleurer trop longtemps.

Elle ne pensait qu’à ces ennemis d’autrefois dont elle n’avait pu encore se venger ; elle s’inquiétait surtout d’Armand de Serville, qu’elle savait vivant et heureux, malgré le piège qu’elle avait tendu à son cœur avant la guerre, en poussant vers lui une jeune femme, sa complice, dont l’artiste ne s’était débarrassé qu’à la suite d’une scène violente qui avait fait grand bruit.

C’est que, plus encore qu’autrefois, celle qui, née Rose Méral, la fille du guillotiné, avait été successivement Jeanne Reboul, Mme  de Ferney et la comtesse Iwacheff, était une femme forte dans l’acception parisienne du mot, c’est-à-dire égoïste et sceptique.

Du drame judiciaire dont elle avait été l’héroïne, elle ne s’était pas souvenue longtemps.

Graciée scandaleusement après n’avoir subi que quelques mois de prison, elle était rentrée dans son hôtel, vieillie, il est vrai, car la mort de sa fille lui avait causé un immense chagrin ; mais, comme si elle se fût imposé quelque nouvelle œuvre ténébreuse à accomplir, elle avait aussitôt repris son existence galante.

Ses amis, Russes et, Parisiens, auprès desquels elle avait eu l’habileté de se faire passer pour une victime, lui étaient restés fidèles. Jusqu’à son départ pour l’étranger, à la veille de l’investissement de Paris, son salon avait été fort à la mode.

On y rencontrait ce Tout-Paris léger, frivole, spirituel, élégant, plein de vices et de qualités, qui forme comme un monde à part dans notre société moderne : des publicistes célèbres, des artistes de valeur, de vrais et de faux gentilshommes, et surtout de fort jolies femmes, quelques comédiennes du Théâtre-Français et des étrangères titrées, parfois avec trop de fantaisie.

Cependant, tel qu’il était, le salon de la comtesse Iwacheff, qu’on avait surnommée la Louve, à cause de son air sombre et parfois farouche, était fort couru, car on était sûr d’y être mieux renseigné que par la lecture de vingt journaux sur tous les faits intéressants du jour.

On comprend donc aisément que ceux des amis de la comtesse qui étaient rentrés