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que nous démolissons y laissaient tomber quelques-uns de leurs écus avant de partir ! Il n’y a pas de danger !

L’obscurité qui régnait sur le boulevard permit à celui auquel s’adressaient ces paroles de dissimuler la rougeur et le tressaillement qu’elles lui avaient causés.

Un quart d’heure plus tard, les deux amis passaient la barrière et, deux cents pas plus loin, ils se séparaient au coin de la rue Vandrezanne, où Jérôme Dutan habitait.

Lorsqu’il eut atteint le seuil de sa porte, l’ouvrier hésita un instant. Devait-il rentrer chez lui ou retourner immédiatement à l’hôtel de Rifay ?

Là-bas, dans le quartier en démolition, le coffre mystérieux l’attirait ; mais, à la maison, sa femme l’attendait. Que lui dirait-il pour lui expliquer son retard, s’il revenait au milieu de la nuit ?

D’un autre côté, il était prudent de remettre son excursion à une heure plus avancée afin de moins risquer d’être surpris.

Cette double réflexion le conduisit à la porte de son logement.

Il entra ; sa femme l’accueillit par un bonjour affectueux, et son enfant, une ravissante jeune fille de quatorze à quinze ans, vint l’embrasser sur les deux joues.

Le couvert était mis, couvert modeste, mais d’une irréprochable propreté. Tout d’ailleurs trahissait, dans le logement, une aisance relative.

Mme  Dutan, malgré ses trente-cinq ans, était encore belle. Elle s’appelait Lucie, avait de beaux yeux bruns, des dents blanches, la taille bien prise. Sa mise était simple, mais soignée.

Courageuse et forte, c’était bien la compagne qu’il fallait à Jérôme, qui l’aimait et lui obéissait aveuglément.

Pendant que son mari était au chantier, elle travaillait avec sa fille pour le compte d’une petite couturière du quartier, et ces bénéfices personnels permettaient à la mère d’être coquette pour son enfant.

Le ménage paraissait donc heureux, et il l’eût été complètement, en effet, sans le souvenir d’un malheur financier qui l’avait frappé quelques années auparavant.

Riche, à l’époque dont nous parlons, d’une dizaine de mille francs que lui avait laissés son père, Dutan s’était associé avec un menuisier ; mais les affaires avaient été mauvaises, l’associé s’était enfui un matin avec ce qui restait dans la caisse commune, et, de patron, Jérôme avait dû redevenir ouvrier, après avoir sauvé fort peu de chose du naufrage.

Dans cette circonstance, il avait eu recours, pour obvier à son ignorance de la chicane, à l’un de ces hommes d’affaires véreux comme il y en a tant à Paris, un sieur Pergous, qui s’était simplement contenté de ne pas ruiner tout à fait son malheureux client.

Mme  Dutan avait rendu courage à son mari, et celui-ci s’était remis au travail ; mais chaque fois qu’il arrêtait ses regards sur sa fille, il regrettait amèrement son imprudence d’autrefois ; les rêves qu’il avait faits jadis à propos de cette enfant ne pouvaient plus se réaliser.

Ses regrets étaient d’autant plus grands et plus douloureux que Marie promettait, nous devrions dire menaçait d’être remarquablement belle, qu’elle avait été élevée