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talent, il aime la vie ; l’idée du suicide, qui traverse un moment l’esprit de Job[1] à la vue des abus du monde, ne lui vient pas un moment à la pensée.

Voilà l’intérêt capital du livre Cohélet. Seul, absolument seul, il nous représente une situation intellectuelle et morale qui dut être celle d’un grand nombre de Juifs. L’incrédule écrit peu, et ses écrits ont beaucoup de chances de se perdre. La destinée du peuple juif ayant été toute religieuse, la partie profane de sa littérature a dû être sacrifiée. Le Cantique et le Cohélet sont comme une chanson d’amour et un petit écrit de Voltaire égarés parmi les in-folio d’une bibliothèque de théologie. C’est là ce qui fait leur prix. Oui, l’histoire d’Israël manquerait d’une de ses principales lumières si nous n’avions quelques feuillets pour nous exprimer l’état d’âme d’un Israélite résigné au sort moyen de l’humanité, s’interdisant l’exaltation et l’espérance, traitant de fous les prophètes, s’il y en avait de son temps, d’un Israélite sans utopie sociale ni rêve d’avenir. Voilà une haute rareté. Les dix ou douze pages de ce petit livre sont, dans le volume sombre et toujours tendu qui a fait le nerf moral de l’humanité, les seules pages de sang-froid. L’auteur est un homme du monde, non un homme pieux ou un docteur. On dirait qu’il ne connaît pas la Thora ; s’il a lu les prophètes, ces furieux tribuns de la justice, il s’est bien peu assimilé leur esprit, leur fougueuse ardeur contre le mal, leur inquiète jalousie de l’honneur de Dieu. Une pensée résume l’histoire des prophètes hébreux pendant mille ans : « Le jour viendra où la justice et le

  1. Job, VII, 15.