Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/118

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c’est uniquement par ce qui s’y trouvait obscurément mêlé de science, c’est-à-dire d’exercice régulier de l’esprit humain.

Sans doute, si l’on s’en tenait à ce qu’a fait jusqu’ici la science sans considérer l’avenir, on pourrait se demander si elle remplira jamais ce programme, et si elle arrivera un jour à donner à l’humanité un symbole comparable à celui des religions. La science n’a guère fait jusqu’ici que détruire. Appliquée à la nature, elle en a détruit le charme et le mystère, en montrant des forces mathématiques là ou l’imagination populaire voyait vie, expression morale et liberté. Appliquée à l’histoire de l’esprit humain, elle a détruit ces poétiques superstitions des individus privilégiés où se complaisait si fort l’admiration de la demi-science. Appliquée aux choses morales, elle a détruit ces consolantes croyances que rien ne remplace dans le cœur qui s’y est reposé. Quel est celui qui, après s’être livré franchement à la science, n’a pas maudit le jour où il naquit à la pensée, et n’a pas eu à regretter quelque chère illusion ? Pour moi, je l’avoue, j’ai eu beaucoup à regretter oui, à certains jours, j’aurais souhaité dormir encore avec les simples, je me serais irrité contre la critique et le rationalisme, si l’on s’irritait contre la fatalité. Le premier sentiment de celui qui passe de la croyance naïve à l’examen critique, c’est le regret et presque la malédiction contre cette inflexible puissance, qui, du moment où elle t’a saisi, le force de parcourir avec elle toutes les étapes de sa marche inéluctable, jusqu’au terme final où l’on s’arrête pour pleurer (40). Malheureux comme la Cassandre de Schiller, pour avoir trop vu la réalité, il serait tenté de dire avec elle : Rends-moi ma cécité. Faut-il conclure que la science ne va qu’à décolorer la vie, et à détruire de beaux rêves ?