Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/177

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le plus), la ténuité des aperçus, le contraire en un mot de l’esprit géométrique. Que dirait M. Comte d’un physicien qui se contenterait d’envisager en gros la physionomie des faits de la nature, d’un chimiste qui négligerait la balance ? Et ne commet-il pas semblable faute, quand il regarde comme inutiles toutes ces patientes explorations du passé, quand il déclare que c’est perdre son temps d’étudier les civilisations qui n’ont point de rapport direct avec la nôtre, qu’il faut seulement étudier l’Europe pour déterminer la loi de l’esprit humain, puis appliquer cette loi a priori aux autres développements ? En cela, M. Comte est plus influencé qu’il ne pense par la vieille théorie historique des Quatre Empires, qui se trouve en germe dans le livre apocryphe de Daniel (71), et qui depuis Bossuet a eu le privilège de former la base de l’enseignement catholique. Il s’imagine que l’humanité a bien réellement traversé les trois états du fétichisme, du polythéisme, du monothéisme, que les premiers hommes furent cannibales, comme les sauvages, etc. Or, cela est inadmissible. Les pères de la race sémitique eurent, dès l’origine, une tendance secrète au monothéisme ; les Védas, ces chants incomparables, donnent très réellement l’idée des premières aspirations de la race indo-germanique. Chez ces races, la moralité date des premiers jours. En un mot, M. Comte n’entend rien aux sciences de l’humanité, parce qu’il n’est pas philologue.

M. Proudhon, bien qu’ouvert à toute idée, grâce à l’extrême souplesse de son esprit, et capable de comprendre tour à tour les aspects les plus divers des choses, ne me semble pas non plus par moments avoir conçu la science d’une manière assez large. Nul n’a mieux compris que lui que la science seule est désormais possible ; mais sa science