Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/220

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la critique, est la condition de la grande esthétique. Le vrai sens des choses n’est possible que pour celui qui se place à la source même de la beauté, et, du centre de la nature humaine, contemple dans tous les sens, avec le ravissement de l’extase, ces éternelles productions dans leur infinie variété : temples, statues, poèmes, philosophies, religions, formes sociales, passions, vertus, souffrances, amour, et la nature elle-même qui n’aurait aucune valeur sans l’être conscient qui l’idéalise.

Science, art, philosophie, ne saurait plus avoir de sens en dehors du point de vue du genre humain. Celui-là seul peut saisir la grande beauté des choses, qui voit en tout une forme de l’esprit, un pas vers Dieu. Car, il faut le dire, l’humanité elle-même n’est ici qu’un symbole : en Dieu seul, c’est-à-dire dans le tout, réside la parfaite beauté. Les œuvres les plus sublimes sont celles que l’humanité a faites collectivement, et sans qu’aucun nom propre puisse s’y attacher. Les plus belles choses sont anonymes. Les critiques qui ne sont qu’érudits le déplorent et emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère. Maladresse ! Croyez-vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée nationale parce que vous aurez découvert le nom du chétif individu qui l’a rédigée ! Que me fait cet homme qui vient se placer entre l’humanité et moi ? Que m’importent les syllabes insignifiantes de son nom ? Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n’est pas lui, c’est la nation, c’est l’humanité travaillant à un point du temps et de l’espace, qui est le véritable auteur. L’anonyme est ici bien plus expressif et plus vrai ; le seul nom qui dût désigner l’auteur de ces œuvres spontanées, c’est le nom de la nation chez laquelle elles sont