Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/222

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Transporté dans ces plains champs de l’humanité, que le critique verra avec pitié cette mesquine admiration qui s’attache plutôt à la calligraphie de l’écrivain qu’au génie de celui qui a dicté ! Certes la bonne critique doit faire aux grands hommes une large part. Ils valent dans l’humanité et par l’humanité. Ils sentent clairement et éminemment ce que tout le monde sent vaguement. Ils donnent un langage et une voix à ces instincts muets qui, comprimés dans la foule, être essentiellement bègue, aspirent à s’exprimer, et qui se reconnaissent dans leurs accents : « 0 poète sublime, lui disent-ils, nous étions muets, et tu nous as donné une voix. Nous nous cherchions et tu nous a révélés à nous-mêmes. » Admirable dialogue de l’homme de génie et de la foule ! La foule lui prête la grande matière ; l’homme de génie l’exprime, et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule, qui sent, mais ne sait point parler, se reconnaît et s’exclame. On dirait un de ces chœurs de musique dialoguée, où tantôt un seul, tantôt plusieurs s’alternent et se répondent. Maintenant c’est la voix solitaire, fluette et prolongée, qui roule et s’infiltre en sons pénétrants et doux. Puis c’est la grande explosion, en apparence discordante, mais puissante en effet, où la petite voix se continue encore, absorbée désormais dans le grand concert, qui à son tour la dépasse et l’entraîne. Les grands hommes peuvent deviner par avance ce que tous verront bientôt ; ce sont les éclaireurs de la grande armée ; ils peuvent, dans leur marche leste et aventureuse, reconnaître avant elle les plaines riantes et les pics élevés. Mais au fond, c’est l’armée qui les a portés où ils sont et qui les pousse en avant : c’est l’armée qui les soutient et leur donne la confiance ; c’est l’armée qui en